Jeffrey Silverthorne avait 25 ans quand il a commencé à photographier la mort. À travers des photos exhibant crûment des visages tuméfiés de victimes, de malades, de suicidé·e·s, de défunt·e·s regretté·e·s, il témoigne que chaque corps est porteur d’une histoire.
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Des personnes tabassées, une femme qui s’est éteinte dans son sommeil, des amants asphyxiés, un mort-né ou un enfant renversé par une voiture… Pendant vingt ans, l’artiste a trompé l’ennui en côtoyant une morgue américaine de l’État dans lequel il habitait, figeant sur papier glacé le quotidien de croque-morts et thanatopracteurs, la frontière entre la vie et la mort.
“Police Photographer, Morgue Workers, and Motorcyclist Killed by Drunk Driver”, 1973. (© Jeffrey Silverthorne)
“Mes parents sont morts quand j’étais jeune, et je suis allé dans cette morgue pour les retrouver”
En 1972, Jeffrey Silverthorne accueillait son deuxième enfant et la guerre du Vietnam empilait ses mort·e·s et remords. C’est dans ce contexte qu’il débuta sa série Morgue Works : “Le changement et la mort étaient dans l’air, la morgue était le seul endroit où je pouvais trouver une preuve physique de cela.” Dans cette morgue d’État, les corps (souvent anonymes) étaient apportés pour être autopsiés ou identifiés.
Il faut accrocher son cœur (et son estomac) pour faire face à ces images de corps nus démembrés et ces gueules ouvertes en souffrance, ces enfants victimes de tragédies, décharnés, ces cadavres paisibles mais recousus, froids. C’est brutal.
“Boy Hit By Car”, 1973. (© Jeffrey Silverthorne)
“Je pourrais mourir d’une minute à l’autre. […] La mort verrouille et déverrouille, le temps est mesuré et marqué. […] Mes parents sont morts quand j’étais jeune, et dans une certaine mesure, je suis allé dans cette morgue pour les retrouver. Je les ai retrouvés, des années plus tard, dans mon cœur. […]
J’essaie de comprendre les choses en m’en approchant, en m’y introduisant. Mais là, ça ne fonctionne pas, car mes yeux et mon esprit sont incapables de se connecter. Je photographie pour comprendre, je recommence encore et encore, et finalement, je renonce. Il y a tant de vie ici, un trop-plein de vie, et désormais je sens que si je parviens à comprendre, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas en moi”, explique l’auteur à propos de ce qui l’a mené à ce projet.
“Lovers, Accidental Carbon Monoxide Poisoning”, 1973. (© Jeffrey Silverthorne)
Les photographies de Jeffrey Silverthorne ont cette distance documentaire (convoquant parfois l’absurde) et nous confrontent à l’une des plus grandes peurs de l’humanité : notre condition mortelle. “Une bonne photographie conserve en quelque sorte l’équivalent du liquide vitré de l’œil du cadavre, qui reste fidèle à la vie bien au-delà du moment de la mort, comme une preuve oculaire”, théorisait-il au Time. Certain·e·s spectateur·rice·s peuvent trouver ces images fascinantes, d’autres peuvent les juger indécentes…
“Quand vous avez un appareil photo, ça vous autorise à aller voir des choses qui vous intriguent. Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les lieux de discorde. Certaines choses sont à la fois attirantes et repoussantes. Au final, vous ne pouvez faire que de bonnes images si vous allez en profondeur. Si vous ne photographiez que pour une qualité esthétique, alors vous passez à côté du principal”, confiait le photographe.
“Woman Who Died In Her Sleep”, 1972. (© Jeffrey Silverthorne)
Silverthorne emprunte au genre de la photographie post-mortem, née grâce aux révolutions techniques et photographiques du XIXe siècle. Depuis, il est devenu assez coutumier de photographier ses mort·e·s afin d’accompagner son deuil et de conserver une dernière trace de leur existence, avant l’enterrement ou l’incinération.
Une exposition à Paris
Jusqu’au 27 mars 2021, la galerie L’ahah met à l’honneur l’œuvre de Jeffrey Silverthorne, dans ses deux espaces parisiens du 11e arrondissement : rue Moret et cité Griset. Dans le cadre de l’exposition “Pleasures, Sadness, Sometimes”, plusieurs séries – anciennes ou plus récentes (voire inédites) – sont exposées pêle-mêle, donnant à voir un aperçu des thèmes qui ont animé l’artiste durant toute sa vie : le genre, la nudité, les personnes marginales, le désir, la mort, l’enfermement et le vieillissement.
“Beating victim”, 1972. (© Jeffrey Silverthorne)
Son projet Morgue Works n’est pas exposé à la vue de tou·te·s au risque de heurter les âmes sensibles. Toutefois, nous pouvons voir, à l’espace Moret (côté cuisine), un échantillon de sa série Letters from the Dead House : une expérimentation artistique issue de Morgue, dévoilant collages et images peintes.
Au-delà de cette étude autour de la mort, vous pourrez également y (re) découvrir ses portraits de personnes transgenres, de drag-queens, de prostitué·e·s à la frontière américano-mexicaine, ses natures mortes, ses clichés aux airs de peintures impressionnistes où transpercent l’ombre et la lumière.
“Morticians and Hearse, H Building, Morgue”, 1972. (© Jeffrey Silverthorne)
“Home Death”, 1973. (© Jeffrey Silverthorne)
“Home Death, Silver Slippers”, 1973. (© Jeffrey Silverthorne)
“Pickup”, 1973. (© Jeffrey Silverthorne)
“Scott looks at Carol”, 1973. (© Jeffrey Silverthorne)
L’exposition de Jeffrey Silverthorne, “Pleasures, Sadness, Sometimes” est visible jusqu’au 27 mars 2021, au sein des deux espaces parisiens de la galerie L’ahah (Griset et Moret).
Vous pouvez également acheter l’ouvrage Morgue de Jeffrey Silverthorne, aux éditions Stanley/Barker.