Le 14 septembre 2020, Emily Ratajkowski rapportait le viol dont elle aurait été victime en 2012, à 21 ans, lors d’une séance de photos de nu avec Jonathan Leder, un photographe plus vieux qu’elle et intimidant. Dans son bel et douloureux essai, la mannequin interrogeait également “les droits des mannequins sur leur propre image, et le fait que leur corps devienne souvent la propriété d’hommes”.
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Symptomatique d’une réalité malheureusement récurrente, le récit d’Emily Ratajkowski semble pousser d’autres mannequins à s’exprimer sur les malaises ressentis avec des photographes et à affirmer leur refus de voir leur corps et leur image devenir ad vitam la propriété d’hommes. Récemment, la mannequin Paulina Keamy a levé le voile sur sa collaboration avec le photographe David Paul Larson, qui compte sortir un livre de photos où elle apparaît nue, alors qu’elle s’y oppose.
Le compte Instagram Diet Prada, connu pour ses révélations de scandales au sein du milieu de la mode et de l’art, a révélé au grand jour le contentieux sur Instagram et sur Patreon en version longue.
Retour sur le shooting de 2016, entre honte et malaise
En 2016, David Paul Larson contacte Paulina Keamy sur Instagram et lui propose de la photographier.
“Je voulais travailler avec lui parce que j’avais vu qu’il avait shooté des filles signées dans des agences avec lesquelles je voulais collaborer. Je me suis dit que le fait qu’il s’intéresse à moi prouvait que j’avais le potentiel pour être signée dans ces agences”, rapporte la jeune femme, qui fait état des mêmes pressions qu’Emily Ratajkowski : travailler avec des photographes en espérant décrocher des contrats de mannequinat.
Tout comme la célèbre modèle américaine, Paulina Keamy fait part de la culpabilité et de la honte ressenties après la séance, durant laquelle elle accepte de poser nue : “Je me suis détestée de ne pas lui avoir dit à quel point il me mettait mal à l’aise.”
Le photographe new-yorkais (qui affirme préférer travailler “seul avec la modèle nue dans [s]on studio, sans coiffeur, maquilleur, directeurs artistiques ou clients”) lui demande de lui montrer ce qu’elle considère comme étant “sexy” et insiste pour se photographier avec elle.
Cela semble être une manie de David Paul Larson, qui intègre à nombre de ses photos une partie de son corps, comme une ombre constante et planante de son regard sur les jeunes femmes qu’il photographie.
“Afterglow”, un des livres déjà parus de David Paul Larson.
Des nus publiés quatre ans plus tard
Retour à 2020, quatre ans plus tard donc. David Paul Larson contacte de nouveau Paulina Keamy sur Instagram pour la prévenir qu’il sort un livre de photos et qu’elle apparaît à l’intérieur : “T’es dans mon prochain livre d’ailleurs :)”, lui écrit-il. La mannequin lui fait part de son embarras et de son refus d’y apparaître :
“Je sais qu’une fois que les photos ont été prises, elles appartiennent techniquement au photographe (ce qui est un problème en soi) mais c’est vraiment nul que maintenant, 3-4-5 ans plus tard, alors que je suis une adulte de 26 ans, en couple, et que j’ai un travail sérieux, un livre présentant une photo de mon corps nu soit imprimé et que je ne sois pas d’accord.”
Pas dérouté pour un sou, le photographe lui répond qu’il “comprend” mais qu’elle a donné son accord (“à perpétuité”) à l’époque et qu’il a dépensé trop de temps et d’énergie pour ne finalement pas pouvoir utiliser ces photographies des années plus tard. Paulina Keamy envoie des messages réaffirmant son refus d’apparaître dans son livre. Le photographe finira par la bloquer.
© Paulina Keamy
“À 9 h 21 : ‘Pour être claire : tu n’as ni ma compréhension ni ma permission pour utiliser mes photos et je te demande formellement ici que tu ne les utilises ni pour ton livre ni ailleurs. C’est MON CORPS NU dont on parle, comment peut-on être en train de débattre de ça ?’
À 12 h 39 : ‘Cool, ça fait des heures que tu m’as laissée en ‘vu’ donc j’arrête de te donner l’opportunité de prendre la bonne décision. Je ressens tellement de tristesse pour mon ‘moi’ jeune et pour toutes les autres filles qui ont collaboré avec toi et ont naïvement cru que tu respecterais leurs décisions concernant LEUR PROPRE CORPS. C’est dégueulasse. Je prie pour que ton nom n’apparaisse plus jamais dans la boîte de réception d’une jeune fille impressionnable. Au revoir.'”
Ébranler le système par la parole
Le problème réside ici, dans le fait que David Paul Larson a légalement le droit de publier les photos de Paulina Keamy dans son livre. La jeune femme était majeure au moment des faits, avait accepté de poser nue et avait signé un “model release” (soit une décharge de responsabilité et de renonciation au droit à l’image). Toutefois, ces contrats “enferment” les modèles en début de carrière : ces dernières devraient pouvoir les négocier avec une date de fin et une géographie précises.
Le nom de David Paul Larson se trouve sur la liste de “<a href="https://www.instagram.com/shitmodelmgmt/" target="_blank" rel="noopener noreferrer">Shit Model Mgmt</a> List”, qui recense les noms de “professionnels de la mode” ayant “dépassé les limites” avec des mannequins. L’astérisque signifie que son nom a été reporté plus d’une fois.
D’un point de vue moral cependant, l’homme décide de publier ces images sachant que celle à qui elles pourraient porter préjudice le refuse, et qu’elle a signé les contrats alors que régnait un rapport de force évident entre eux deux : une jeune mannequin cherchant à gagner sa vie d’une part et un photographe plus vieux, installé, qui passe son temps à photographier les corps dénudés de jeunes femmes de l’autre.
Les voix qui se libèrent ébranlent le système du secteur de la photographie de mode, plus qu’elles ne permettent des changements concrets concernant des situations spécifiques. Il est nécessaire de dénoncer ce système afin que ces jeunes femmes ne se sentent plus obligées, pour poursuivre leur carrière, d’accepter de poser nues devant – comme c’est étrange – des hommes souvent plus âgés, affectionnant tout particulièrement de les photographier nues.