Lorsque l’on pénètre dans ce temple sacré de l’art contemporain qu’est le Palais de Tokyo, on s’attend à voir ses repères quelque peu chamboulés. Cela fait partie du deal. À ce jeu pourtant, la dernière chose qu’on imaginait trouver en déambulant dans le vaste musée fut la présence d’un immense signe Jul projeté sur un mur le temps d’une performance proposée dans le cadre du festival Do Disturb en avril dernier.
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Nommée Allô Le Bled, cette dernière a été conçue et présentée par l’artiste bordelaise Sara Sadik. Avec son travail mêlant vidéo, design et performance, l’artiste multidisciplinaire âgée de 24 ans a donné vie au personnage de Tchikita afin de conter au public le destin d’un monde dominé par des fanatiques de Jul.
N’allez pas y voir du fan art ou une énième tentative d’appropriation culturelle. En mobilisant des objets culturels propres à la jeune diaspora maghrébine issue des quartiers populaires, Sara Sadik mène une réflexion subtile sur la question de l’identité. Son court-métrage Shour Beauty illustre d’ailleurs avec humour le prix qu’il coûte aux jeunes hommes arabes d’intégrer les classes supérieures blanches.
En revisitant les symboles, les pratiques et l’esthétique de la culture “beurcore” qui est la sienne, l’artiste lui fait une place dans le monde de l’art contemporain où elle se trouve souvent invisibilisée, “exotisée” ou méprisée. Rencontre.
Cheese | Tu décris ton travail comme s’inscrivant dans la culture “beurcore”. Comment définis-tu cette culture ?
Sara Sadik | Ce que j’appelle “beurcore”, c’est la culture de la jeune diaspora maghrébine qui vit en France et notamment dans les quartiers populaires. C’est tout ce qui est créé et/ou utilisé par cette communauté et ce, dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la musique, la mode, le langage, le business, les visuels… Je parle surtout de ce qui est de l’ordre du collectif, de tous les phénomènes liés à des groupes sociaux appartenant à cette communauté.
Quel est le cheminement personnel qui t’a amenée à développer un travail artistique autour de cette culture ?
Je fais moi-même partie de cette diaspora et j’ai toujours vécu en cité ou dans des quartiers dits populaires, pourtant, j’ai pendant très longtemps eu honte de mon identité et je rejetais tout ce qui m’y rattachait. Puis, j’ai fini par me poser pas mal de questions sur ce que c’est d’être une jeune fille d’origine maghrébine de classe populaire en France. En m’intéressant à ces notions et en étudiant les codes qui en découlent, j’ai compris qu’ils n’étaient pas vraiment représentés dans l’art contemporain et c’est devenu le sujet principal de mon travail : documenter et représenter cette culture.
Quelles sont tes sources d’inspiration ou les artistes qui t’inspirent ?
Je trouve de l’inspiration dans tout ce qui m’entoure, en vrai. Les clips de Jul, le design d’une paire de Nike, Dragon Ball Z, les maillots thaïlandais, le stade Vélodrome, les boutiques de mariage oriental… Je m’intéresse aussi à la science-fiction, j’utilise certains concepts pour l’écriture de mes scénarios : anticipation, déplacement spatio-temporel, altération de la réalité. Je lis pas mal de bails sur la sociologie et l’économie aussi, ça m’aide surtout à enrichir mes idées et mon écriture.
Quel est le lien personnel que tu entretiens avec certains artistes ou objets culturels que tu mentionnes dans ton travail ? Je pense notamment à Jul ou PNL.
Tous les référents que j’utilise font partie de ma vie, de mon quotidien. Ce sont des artistes que j’écoute, des objets que j’utilise, des esthétiques qui m’entourent, des choses que j’affectionne. Mais ce sont surtout des symboles du “beurcore”. Ils sont emblématiques d’une génération, d’un territoire et/ou d’un groupe d’individus, et mes projets sont des hommages à ces symboles.
Comment construis-tu tes alter ego fictionnels ? Sont-ils le fruit de ton expérience, de tes observations, d’un travail de recherche ?
Je construis mes personnages comme mes projets. Je pars toujours d’un phénomène, d’un détail et je le développe ensuite avec un travail de recherche sur d’autres sujets qui m’intéressent, tout en y injectant mon univers esthétique. Par exemple, pour les [personnages des] Hookheys (Shour Beauty), j’ai voulu travailler sur la consommation de chicha et j’ai imaginé une mutation génétique liée à cette pratique en me basant sur des faits scientifiques. Pour Tchikita (Allô Le Bled), j’ai voulu matérialiser la femme dont Jul parle dans ses sons, tout en m’inspirant de la figure du gourou, du chef de secte.
C’était important pour toi d’incarner aussi des hommes ?
C’était surtout un challenge car je ne voulais pas que ça fasse déguisement et c’est pour cela que j’ai mis du temps avant de le faire. Mais pour Shour Beauty, c’était obligatoire, j’avais écrit ce film pour des personnages masculins, ou du moins, pas pour des meufs. C’est assez compliqué parce que j’ai plein d’idées de projets pour lesquels j’ai besoin de mecs, donc peut-être qu’un jour il y aura d’autres acteurs que moi dans mes vidéos ou mes performances.
Quel est le lien qui unit les personnages de tes œuvres : les enfants de Saint-Jean (Allô Le Bled), les Hookheys (Shour Beauty), la société QLF (Mercato) ?
Ce sont tous des Français d’origine maghrébine et/ou issus de la classe populaire, qui existent en groupe. Une armée, des “frères” ou des citoyens, avec des apparences physiques identiques au sein d’un même ensemble. Dans mon travail, j’essaie de déconstruire les lieux communs liés au “jeune Arabe de banlieue”. Et ça passe par la création d’histoires et de récits fictifs dont ils sont les héros. Ils ont tous un but, une quête à accomplir avec leurs “frères” et leurs “sœurs”.
Quelle est l’ambition politique que tu développes autour de la culture “beurcore” ?
Au-delà du fait que j’ai envie de parler de sujets qui me sont personnels et que c’est une façon pour moi de raconter mon histoire et celle de personnes qui me ressemblent, j’ai surtout envie d’amener la culture “beurcore” dans l’art contemporain. Il y a une phrase qui me vénère, c’est : “Il faut amener la culture dans les banlieues”, comme s’il n’y avait rien. Il y en a déjà, il faut l’accepter, en parler et la représenter. Pour moi, cette culture “beurcore” mérite autant sa place dans les institutions, dans les musées. Elle fait partie du paysage français.
Je ne pensais jamais voir quelque chose liée à Jul au Palais de Tokyo. Qu’est-ce que tu retires de cette expérience, d’une part, en tant qu’artiste qui voit son travail exposé ? D’autre part, en tant qu’autrice d’une œuvre articulée autour d’un personnage souvent méprisé ou “exotisé” par cette culture dominante ?
Ma performance Allô le Bled a été pensée en fonction de cet événement, du lieu en particulier. Je voulais amener Jul au Palais de Tokyo. Ce projet parle d’une armée de fanatiques de Jul qui s’engagent à le protéger et à le défendre quoiqu’il arrive. L’écriture s’est faite en réponse à ces bails de high versus low culture, d’un bashing collectif très souvent symbolique d’un mépris de classe. Je dis d’ailleurs dans mon texte : “Quand vous l’avez jalousé, nous l’avons défendu. Quand vous l’avez insulté, nous nous sommes ameutés.” Je voulais que dans ma posture, ma présence, on ressente une position de force. Et j’ai aussi travaillé l’ambiance sonore et visuelle de manière à appuyer cette forme de prise de contrôle.
Tu vis actuellement à Marseille. Quelle est la place de cette ville dans ton travail ?
Avant même d’y mettre un pied, j’en parlais déjà mais de manière très superficielle, avec mon projet Melissa Lacoste par exemple. Depuis que je m’y suis installée, tous mes projets ont été liés à Marseille d’une manière ou d’une autre. C’est une ville puissante. Il y a tellement de phénomènes qui naissent ici avant de devenir des modes dans le reste de la France. Marseille, c’est à la fois le noyau et l’archétype du “beurcore”. Et quand je dis que mon travail est un hommage à des symboles, Marseille en fait partie.
<em>UniversMed</em>. (© Philippe Petiot)
Le travail de Sara Sadik est visible sur son site. Vous pourrez aussi la retrouver au Festival Oodaaq de Rennes du 15 au 26 mai 2019.