Après avoir été adjugée à plus d’un million d’euros, la célèbre Petite fille au ballon de Banksy s’est autodétruite chez Sotheby’s, à Londres. Coup de com’ ou coup de génie ?
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La légende Banksy continue de s’écrire. S’il nous a habitué·e·s à ses frasques et ses tours joués au monde protocolaire de l’art, celui qui refuse de révéler son identité a réussi à surprendre le public venu assister à une vente aux enchères tenue dans la grande maison londonienne de Sotheby’s, le vendredi 5 octobre. Alors qu’une de ses œuvres les plus connues, Girl with Balloon, venait de trouver acquéreur pour la coquette somme de 1,04 million de livres (environ 1,18 million d’euros), la petite fille au ballon rouge s’est mise à trembler, gronder, jusqu’à sortir de son cadre et s’autodétruire en passant dans une broyeuse cachée des années auparavant dans la partie inférieure du cadre.
La mise en marche de la broyeuse est survenue de façon très dramatique, juste après l’annonce du prix final (par ailleurs un record pour une œuvre de Banksy), et le coup de marteau du commissaire-priseur. La toile n’a été que partiellement déchiquetée puisque le cœur rouge qui s’envole dans les airs, dans la partie supérieure de l’œuvre, est resté intact.
Le public présent, moitié amusé, moitié médusé, s’est empressé d’immortaliser la scène, smartphones brandis. Ainsi, ce qui pourrait passer pour un pied de nez au marché de l’art est finalement devenu un coup de publicité magistral. En tapant les noms de “Banksy” ou de “Sotheby’s” dans des moteurs de recherche ce week-end, les suggestions étaient toutes alignées sur ce même sujet.
Le serpent qui se mord la queue
Sachant que la toile était la dernière à être présentée et que deux employés se sont empressés de la décrocher une fois le processus de destruction terminé, il paraît plausible que la maison de vente aux enchères ait été complice de l’événement. Cependant, le directeur de la section dédiée à l’art contemporain en Europe, Alex Branczik, a participé à une conférence de presse après la transaction pendant laquelle il a affirmé ne pas avoir été mis au parfum de “la ruse”. “Nous nous sommes faits ‘banksy-sés'”, a-t-il déclaré, selon le site de CNN. “Je vais être honnête avec vous, nous n’avons jamais vécu une telle situation, dans laquelle une toile est détruite juste après avoir atteint un record de vente pour l’artiste.”
L'”incident” a rapidement fait le tour du Net et des médias internationaux. Banksy lui-même a posté une photo de la toile déchirée sur son compte Instagram avec pour seule légende “Going, going, gone…”, qui est peu ou prou le pendant anglais du “adjugé, vendu” et fait écho au prix de la toile qui montait, montait, jusqu’à ce que celle-ci… ne disparaisse. Pointant ainsi la dimension éphémère de la création artistique et le caractère aléatoire du business fructueux des œuvres d’art, l’artiste semble faire un doigt d’honneur aux transactions à plusieurs zéros de ses œuvres. En effet, il ne les offre en temps normal qu’aux regards des passants, sur les murs de centaines de villes, de Calais à Bristol en passant par New York ou Gaza.
Le contrecoup de ce qui s’apparentait à une rébellion bien ficelée est devenu un coup de maître en matière publicitaire et commerciale, puisque l’acheteur peut désormais se réjouir de détenir une œuvre qui marquera l’histoire de l’art et de la performance contemporaine, et dont la valeur vient sans doute de monter en flèche. Certains affirment qu’elle aurait même doublé. Dans un communiqué de presse diffusé samedi, Sotheby’s a annoncé que “l’acquéreur fortuné était un collectionneur privé, il enchérissait au téléphone avec un membre de l’équipe Sotheby’s. Nous discutons actuellement des prochaines étapes.”
On peut imaginer que “l’artiviste”, à l’humour souvent cynique et grinçant, se doutait des conséquences de cet acte, et on peut même se demander si ces retombées ne servent finalement pas son propos puisque cet embrasement prouve la vacuité du monde de l’art contemporain. La situation a tout de même des allures de serpent qui se mord la queue puisque à travers cette critique du modèle capitaliste, c’est ce même système qui finit gagnant.
Samedi soir, Banksy a rajouté de l’huile sur le feu en partageant une vidéo sur son compte Instagram. Il y explique avoir secrètement caché une broyeuse à papier dans un de ses tableaux, il y a plusieurs années, au cas où celui-ci serait un jour mis aux enchères. Des images du fameux soir sont ensuite présentées, on y voit la surprise du public et l’empressement avec lequel les deux employés de Sotheby’s retirent le cadre du mur. L’artiste a seulement accompagné la vidéo d’une citation de Picasso : “Tout acte de création est d’abord un acte de destruction.” Bien que l’artiste justifie son propos en l’inscrivant dans une démarche de rébellion créative, la frontière entre critique nihiliste et coup de projecteur sur le travail d’un artiste n’a finalement jamais été aussi fine.
Une rébellion de longue date
La lutte du street artist contre le commerce de son travail ne date pas d’hier, et il semblerait bien qu’il préfère que ses œuvres ne connaissent que la fluctuation du temps et pas celle du cours de la Bourse. Sur son site, il prévient d’ailleurs les internautes de faire attention aux expositions payantes présentant ses travaux avant de lister les endroits “vrais” et “faux” dans lesquels on peut trouver ses œuvres : “Il y a récemment eu une recrudescence d’expositions Banksy, aucune d’elles n’est consentie. Elles ont été organisées sans la connaissance ou l’aval de l’artiste. Traitez-les s’il vous plaît en conséquence.” À la mi-août, il postait, toujours sur son compte Instagram, une capture d’écran d’une conversation concernant une galerie russe qui ferait payer 20 livres sterling aux visiteurs pour voir du Banksy.
“- Hey Banksy.
J’ai vu ça et j’ai pensé à toi.
– Tu es un marrant. Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
– Une exposition de tes œuvres à Moscou. Ils font payer 20 livres l’entrée. LOL.
– Je voudrais trouver ça drôle. C’est quoi le contraire de LOL ?
– Je pense que c’est LOL.
– Tu sais que ça n’a rien à voir avec moi, n’est-ce pas ? Je ne fais pas payer les gens pour voir mes œuvres, à moins qu’il n’y ait une grande roue à côté.
– Ils font comme si c’était légal, je pense que tu devrais faire quelque chose – tu ne peux pas publier un communiqué de presse ?
– Hmm, je ne sais pas si je suis le mieux placé pour me plaindre de personnes qui affichent des images sans permission.
– Nan, mon pote.
C’est par principe, c’est du vol.
Il faut que tu fasses quelque chose.
– Je ne saurais même pas par où commencer.
– En postant une capture d’écran de cette conversation ?
– LOL.”
Ce n’est pas la première fois, et sûrement pas la dernière, que l’artiste fait couler de l’encre avec une de ses créations. Connu pour défendre les droits des opprimé·e·s à travers le prisme de son humour, souvent noir, il tape aussi souvent sur le capitalisme, la distribution des richesses dans le monde et la valeur de l’argent.
C’est ainsi qu’en 2004, il avait, par exemple, remplacé la tête de la reine d’Angleterre sur des billets de 10 livres sterling par le portrait de la princesse Diana, estampillé de la mention “Banksy of England”. La valeur de ces billets était alors montée en flèche, certains s’envolant pour plusieurs milliers de livres depuis.
En octobre 2013, l’artiste, toujours anonyme mais déjà millionnaire, avait installé un stand de vente d’œuvres originales à côté de Central Park, à New York. Toutes les toiles, estimées à ce moment-là à au moins 23 500 euros pour les plus petites, rapportait Slate, sont alors mises en vente pour la modique somme de 60 dollars. Total des recettes de ces œuvres non signées après une journée à attendre le chaland sur le trottoir ? 420 dollars. En juillet 2014, deux de ces toiles ont été revendues aux enchères… pour environ 214 000 dollars de plus que lors de la vente originale.
En 2015, il a ouvert Dismaland, à quelques kilomètres de Bristol, un anti-parc d’attractions (“bemusement park” en version originale). Le site Banksy-art présentait ce lieu, désormais fermé, comme un concentré “d’anarchisme pour débutants” dans lequel le public pouvait “contempler les implications philosophiques de [n]otre propre vanité en prenant une photo de [nous-mêmes] dans le ‘trou selfie’.”
Banksy n’est jamais en manque d’imagination lorsqu’il s’agit de se payer la tête des marchés financiers, mais on finit par se demander comment il vit le fait que chacune de ses frasques ne fasse qu’enrichir ses acheteurs et tourner à vitesse grand V ces transactions d’argent qu’il méprise tant.