La photographe française Anne-Laure Étienne, jeune et débordante de talent, nous a parlé de l’ambiguïté des genres, de son amour du textile, de ses inspirations et de son univers onirique.
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Au cours d’un entretien avec Anne-Laure Étienne, on s’est rendu compte qu’on avait affaire à une personne rare et empreinte de modestie. Elle nous a ouvert les portes de son univers poétique et s’est confiée à nous, toujours avec un enthousiasme qui lui est propre. Elle nous a parlé de genre, qu’elle a voulu aborder dans sa série Body, des personnes qu’elle admire, de son amour pour l’humain ou encore de sa manie de l’accessoire. Rencontre.
Cheese | Peux-tu te présenter ? Comment as-tu commencé la photographie ? Tu es autodidacte ou tu as suivi une formation ?
Je m’appelle Anne-Laure, j’ai un quart de siècle et toutes mes dents. Je fais de la photographie parce que c’est une activité qui me rend enthousiaste et j’ai commencé au lycée un peu comme-ci comme-ça, en volant le compact de ma sœur. Je prenais surtout mes copains en photo. J’adorais ça, faire des images pendant les soirées. À cette époque-là, j’adulais The Cobra Snake et je voulais trop faire comme lui, j’étais en admiration devant le style de sa copine de l’époque, Cory Kennedy (j’étais ado hein, j’avais le droit).
À ce moment-là, je n’imaginais pas du tout en faire mon métier et je ne me rendais même pas compte à quel point j’étais déjà complètement accro. Les années passaient et je ne me débarrassais pas vraiment de mon appareil photo. Lorsque j’étais étudiante à la faculté (où je m’ennuyais, d’ailleurs), j’ai commencé à rêver la bouche grande ouverte (en bavant un peu) à mon avenir, dans lequel la photo avait une place.
Alors j’ai arrêté la fac, j’ai concocté le meilleur dossier (en vrai il était nul) et j’ai tenté d’entrer à la SEPR à Lyon, en bac pro photo. À ma plus grande surprise, j’ai été admise et j’ai pu étudier la photo pendant deux ans. Même si je n’en faisais qu’à ma tête, j’ai bénéficié d’un énorme soutien de mes profs et je n’ai pas de mots pour dire à quel point j’en suis reconnaissante.
Comment définirais-tu ton travail ?
C’est une question hyper difficile pour moi, je dirais même la plus difficile. Je ne sais pas trop où me placer, alors ça m’arrive souvent de demander autour de moi. On m’a récemment dit que je faisais de la photo de mode, et j’ai trouvé ça pertinent car le textile est plus que présent dans mon travail (et dans ma vie en général, d’ailleurs). À une époque, on me disait que je faisais des photos très oniriques, des images propices à la rêverie, même si pour moi c’était plus le cauchemar [rires]. Je crois finalement qu’il y a un peu de tout ça, je mélange tout. Je pense que mon travail est dans l’air du temps, et en même temps, je recherche quelque chose de complètement intemporel.
Où puises-tu ton inspiration et tes idées ? As-tu des influences émanant de différents domaines ou de grands maîtres spirituels ?
Je pense que tout ce qui m’entoure m’inspire. Le sujet, la nature, le textile, les éléments, les objets de toutes sortes, mais surtout l’humain. Après, je me gave aussi de musique, je pense que ça m’influence énormément. Je ne travaille jamais sans musique. Je n’ai pas vraiment de grands maîtres spirituels. Disons que je m’intéresse à l’être humain, à l’esprit et toute son immatérialité, mais c’est vraiment dissocié de la religion. Lorsque je parle de spiritualité dans certaines de mes images, je désigne la quête de sens, d’espoir… Disons que ma définition de la spiritualité est fondée sur la notion plus évasive et aléatoire de l’expérience intérieure.
Quel est le moment que tu préfères dans la création d’un projet ?
La post-production, lorsque les idées se concrétisent et que je peux enfin visionner mes images comme je les imaginais. Il arrive que le résultat soit à l’opposé de ce que je voulais, mais j’ai parfois de bonnes surprises.
Parle-nous de la série Body.
Cette série me tient particulièrement à cœur. C’est l’une des plus belles à mes yeux, et pourtant c’est de loin la plus simple que j’ai pu réaliser, autant à la prise de vue qu’à la post-production. Cela faisait déjà un petit bout de temps que je me tâtais à faire du nu. Tout simplement parce que je n’ai pas l’habitude d’en faire, mais aussi parce que j’avais peur de ne pas avoir un résultat satisfaisant sans le vêtement avec lequel j’adore m’amuser. Je voulais absolument faire poser un modèle masculin. Parce que le corps des femmes est très souvent représenté, finalement. Et là, je me suis demandé où était la place de l’homme dans le nu photographique. J’adore le travail de Jan Durina pour cette raison, car il sublime le corps masculin. Ses photos sont gracieuses et d’une beauté sans fin.
Ryan McGinley également, je n’ai pas de mots pour dire combien son travail me fascine. Bref, j’ai décidé de me lancer et de mettre mon projet en place. J’ai voulu travailler sur l’ambiguïté du corps humain en faisant poser un jeune homme. En photographiant mon personnage de dos, dans des positions allongées et de façon élancée, je voulais faire croire à une figure féminine afin de supprimer tous les stéréotypes ambiants. Dans ces images, les sexes finissent par se confondre malgré les oppositions, qui finissent par s’abolir. Cette série a été réalisée dans la montagne ardéchoise dans le Massif Central, un endroit où j’adore aller me balader.
Il y a quelque chose qui relève de l’évanescence dans tes photos, comme si les sujets photographiés étaient des sortes de chimères. J’ai raison ?
Franchement, j’espère que tu as raison [rires] ! Parce que c’est le plus joli compliment du monde pour moi. Comme si mes sujets étaient surréalistes… Cela me plaît beaucoup. J’adore mettre l’accent en disant que les modèles photographiés sont des “personnages”. Nous sommes tous des “personnages”, nous jouons un rôle, et nous sommes surtout de passage. Les humains que je photographie sont des personnages éphémères, qui ne savent pas comment expliquer la nature de leur existence. Ils adoptent une attitude comprenant des limites. Ils sont la conséquence momentanée d’un environnement.
Pourquoi cette fascination pour l’eau et les portraits sous l’eau ? C’est une référence à notre origine à tous, à la maternité et au viscéral ?
Je pense qu’il y a une énorme part d’inconscient dans cette fascination. Depuis que je fais de la photo de façon “sérieuse”, j’adore jouer avec les éléments et défier les lois de la gravité ou aller à l’encontre de la nature afin d’avoir un côté un peu surréaliste dans mes images. J’aime beaucoup voir des cheveux ou un petit bout de robe en élévation. Mais sous l’eau, tout est différent. Les sensations, la lumière, les sons et les mouvements sont ralentis. Je trouve que tout est plus beau, l’esthétique est juste fascinante et je ne m’en lasse pas. C’est aussi un endroit effrayant : la profondeur, les eaux noires et troubles… Ce qui est fascinant, c’est que je n’ai pas besoin de demander à mes modèles de faire quoi que ce soit. L’eau les porte, les englobe et tout se fait le plus naturellement possible. Le corps évolue à sa manière sous l’eau. Il peut se laisser couler ou parfois il remonte à la surface. C’est vraiment hyper intéressant, parce qu’au final je n’ai aucune emprise sur les modèles. C’est pour ça que je trouve les images surprenantes à chaque fois, car je suis juste là et j’observe.
Tu caches souvent les visages de tes modèles ou tu leur ajoutes un élément parfois loufoque. Pourquoi ?
J’adore jouer avec les vêtements et les accessoires. Je recherche pas mal d’objets sur les brocantes, je chine énormément et quand je vois un truc chouette (comme un abat-jour de dingue avec des perles, par exemple), je tombe amoureuse et je sais que ça me servira pour une séance future. Le but est de défaire la fonction première de l’objet, d’en faire un accessoire, un chapeau, une coiffe, bref, un habit en soi. C’est un déguisement, rien de très sérieux au final. J’adore regarder des photos de mode. Finalement ,quand je vois certaines collections, je me dis que tout est permis. Pourquoi ne pas habiller mes modèles avec des abats-jour après tout ? Cela apporte un côté hyper graphique aux images, et finalement on oublie l’objet et ce qu’il est initialement ; cela habille mes personnages. Je cache le visage car il est infiniment révélateur, mais il m’arrive très souvent de le dévoiler de façon incomplète.
Tu travailles beaucoup avec l’argentique ? Si oui, tu as une affinité particulière avec ?
Carrément, mais c’est assez récent parce que jusqu’à présent, j’y comprenais pas grand chose. Disons que je trifouillais un peu mes argentiques, mais je n’avais jamais le résultat que je voulais. Pourtant, la majorité des photographes que j’admire travaillent au film et quand je regarde leur travail, je suis époustouflée. En fait, j’ai vraiment découvert l’argentique avec mon copain, qui ne faisait que ça ou presque. Il m’a enseigné pas mal de choses et en échange je lui donnais des astuces sur Photoshop, parce qu’il n’était pas doué en numérique. Maintenant, cela fait presque deux ans que j’en fais régulièrement et je commence à avoir le résultat que je veux. C’est plutôt chouette de maîtriser un peu ça, parce que finalement ça va de pair avec le numérique. Le résultat est franchement unique et l’attente trop excitante. Pour le coup, mon moment préféré, c’est quand je vais chercher mes films en courant et que je peux enfin voir mon annexe [sourire].
Que penses-tu de toutes ces applications dédiées à la photographie (Instagram, VSCO…) ? Est-ce qu’elles dénaturent l’art photographique selon toi, ou est-ce une bonne chose ? Comment utilises-tu les réseaux sociaux pour ta pratique artistique ?
Comme je suis has-been et accro à mon Blackberry (je n’ai même pas Internet dessus, c’est pour dire…), je n’utilise pas ces applications. Et parce que je suis encore plus has-been que la moyenne, je ne connais même pas VSCO (mais je vais vite googler ça). Je pense qu’Instagram est une excellente application pour les gens qui n’ont pas envie de trimballer avec eux un appareil photo, et je les comprends. Je connais très peu d’artistes qui utilisent uniquement cette application pour faire de la photographie. En général, ils couplent ça avec un appareil photo. C’est aussi très bien d’avoir une galerie en ligne pour les photographes confirmés (ou amateurs), car cela apporte une bonne visibilité, c’est certain.
Finalement, j’utilise très peu les réseaux sociaux. J’ai créé un site Internet il y a trois ans et je publie la plupart de mes photographies dessus. Ma page fan sur Facebook est toute récente car jusqu’à présent, je ne voulais pas m’en servir pour faire ma promotion. Je publie mes photos de façon quasi-instantanée lorsque mes séries sont terminées. En général, je poste un lien de redirection vers mon site web. Je fais au plus simple. Bien évidemment, j’envoie mes séries terminées à des sites que j’apprécie énormément afin d’avoir quelques publications. Mais, pour conclure, je suis bloquée dans un passé révolu et que je devrais carrément me mettre à la technologie, peut-être même que je deviendrais accro à Instagram…
Y a-t-il une ligne directrice, des thèmes ou des valeurs qui reviennent dans chaque projet ?
L’humain est présent dans toutes mes photographies, le mouvement, la gestuelle et l’accessoirisation de mes personnages.
Quels conseils donnerais-tu aux personnes qui aimeraient se lancer dans la photographie et aux jeunes photographes ?
Il n’y a pas de règles en photographie, tout est permis [sourire]. Pratiquer sa passion de façon régulière, ça fait vivre.
Quel est le projet photographique le plus fou que tu aurais aimé avoir fait ou que tu aimerais faire ?
Tourner un clip sous l’eau avec des robes incroyablement belles et une jolie fille…
Y a-t-il des artistes qui ont capté ton attention récemment ?
Il y a des artistes qui captent mon attention absolument tous les jours. Depuis que je suis inscrite sur Photovogue, je pleure tellement les photographes sont talentueux. Je ne sais plus où donner de la tête : Cristina Coral, Michelle de Rose, Julia Morozova, Brandy Eve Allen, Dana Tole, Uldus Bakhtiozina, Bara Prasilova, Monia Merlo…
Des projets à venir ?
Des expositions folles avec des artistes absolument incroyables ! Je serai à Lyon au mois d’octobre (galerie de la Tour, du 15 au 30 octobre), avec deux artistes dont un peintre et un sculpteur. Et très bientôt au festival de La Loupe (du 14 au 9 octobre), avec Julie de Waroquier et Julie Poncet, deux photographes formidables… C’est vraiment un grand honneur.