À 18 ans, Mikael Owunna, originaire du Nigeria et de Suède, vivait aux États-Unis. Lors de vacances de fin d’année, le jeune homme passe quelque temps au Nigeria et est victime d’une série d’exorcismes effectués par des membres de sa famille. Lourdement touché par ces événements, Mikael Owunna met plusieurs mois à se remettre et trouve finalement dans la photo un outil cathartique.
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Depuis six ans, le photographe travaille sur le projet Limit(less) Africans, un livre de portraits en mots et en images d’une cinquantaine de personnes de la communauté LGBTQ+ et membres de la diaspora africaine. Bien décidé à montrer que le continent africain a toujours été le berceau de récits LGBTQ+, des récits ensuite étouffés par la colonisation, Mikael Owunna souhaite offrir, enfin, davantage de visibilité à ces “Africain·e·s sans limite”.
Lahya à Berlin, en Allemagne (2017). (© Mikael Owunna)
Le photographe nous a parlé de la pratique de la photo comme d’un outil de réappropriation de son histoire ainsi que de ces nouveaux univers qu’il imagine, “dans lesquels les personnes marginalisées seraient enfin libérées, une bonne fois pour toutes”.
Cheese | Bonjour Mikael, peux-tu m’en dire peu plus quant aux origines du projet Limit(less) Africans ?
Mikael Owunna | Le projet provient directement de ma propre expérience d’immigrant nigérian queer. En grandissant, on m’a dit qu’être gay n’était “pas Africain” et que “ça ne faisait pas partie de notre culture” donc j’avais l’impression qu’il était impossible d’être membre du spectre LGBTQ+ et en même temps Africain.
Après les exorcismes que j’ai vécus, réalisés par des membres de ma famille pour “faire fuir le démon gay de ma personne”, ce sentiment d’aliénation s’est renforcé. J’avais l’impression que je n’avais pas le droit d’exister en tant que personne africaine LGBTQ+. J’ai commencé la photo comme pour faire mon deuil de ces expériences douloureuses.
Cinq ans après ces exorcismes, en 2013, j’ai vu le travail incroyable de Zanele Muholi sur les lesbiennes noires d’Afrique du Sud et cela m’a incroyablement ému et transporté parce que jusqu’à ce moment-là, je n’avais encore jamais vu d’images de personnes LGBTQ+ africaines. C’est là que j’ai compris tout le pouvoir de la représentation. Inspiré par cela, j’ai décidé de commencer Limit(less) Africans, un projet qui lierait les expériences d’Africain·e·s LGBTQ+ de la diaspora.
Jihan à Bruxelles, en Belgique (2017). (© Mikael Owunna)
Combien de temps ce projet a-t-il duré ?
Pendant quatre ans, j’ai photographié environ 50 personnes habitant dans dix pays différents, et venant de 20 pays africains différents. Elles vivent dans 10 pays différents : la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Portugal, la Suède, Trinidad et Tobago, les États-Unis et le Canada.
J’ai rencontré la plupart d’entre elles grâce aux réseaux sociaux. J’ai passé les deux dernières années à travailler les images pour la publication du livre et celui-ci sera publié à l’occasion du sixième anniversaire de la création du projet !
Comment tes modèles réagissaient à ta proposition ?
Le fait que le projet ne se soit pas fait sur le continent africain et que les modèles soient des immigré·e·s africain·e·s m’a facilité la tâche et m’a sécurisé, moi autant que les participant·e·s. Dans la plupart des pays dans lesquels j’ai travaillé, il existe des lois qui protègent les individus LGBTQ+. Malgré cela, c’était quand même difficile et certaines personnes avaient peur de montrer leur visage par peur d’actes malveillants contre des membres de leur famille ou de la part de ces derniers. Il y a encore beaucoup de travail à faire pour parvenir à créer un espace complètement libre et sans risque pour les Africain·e·s LGBTQ+.
Des jumelles kenyanes queer à Hambourg, en Allemagne (2017). (© Mikael Owunna)
La plupart des modèles étaient cependant super excité·e·s de savoir qu’un projet de la sorte était en création. J’ai vraiment eu de la chance de tomber sur 50 personnes qui ont accepté de montrer leur visage et de partager leurs histoires.
Sachant qu’il n’y a quasiment aucune représentation des immigré·e·s africain·e·s LGBTQ+ dans les médias généralistes, tou·te·s les participant·e·s ont compris à quel point le projet était important, notamment pour les prochaines générations. Avoir cette archive d’images et de récits est une chance, c’est quelque chose qu’aucun d’entre nous n’avait en grandissant, lors de nos luttes identitaires.
“C’est l’ère coloniale européenne qui a détruit, criminalisé et drastiquement détérioré les positions des Africain·e·s LGBTQ+”
Que voulais-tu montrer à travers ces images ?
Je voulais montrer qu’en dépit des “limites” ostensibles que nous imposent nos sociétés quant à notre ethnie, notre identité de genre, notre sexualité, notre statut d’immigré·e et plus encore à cause de notre statut d’immigré·e·s africain·e·s LGBTQ+, il est toujours possible de vivre libres, entier·ère·s et sans limite.
Comment vois-tu l’avenir des identités LGBTQ+ africaines ?
Je ne sais pas quel peut être son futur, mais je connais son histoire. Il y a toujours eu des personnes LGBTQ+ sur le continent africain, et ce depuis la nuit des temps. Les récits sont innombrables : on peut citer les peintures rupestres vieilles de 8 000 ans montrant des relations sexuelles entre hommes au Zimbabwe, […] ou même des dirigeant·e·s tel·le·s que Nzinga, au XVIIe siècle (une incroyable femme africaine qui a mené une guérilla longue de 40 ans contre les Portugais, habillée en hommes et entourée d’un harem de jeunes hommes habillés en femmes, ses “épouses”). Nous, les Africain·e·s LGBTQ+, avons toujours existé et nous avons toujours eu des espaces à nous dans les communautés africaines.
C’est l’ère coloniale européenne qui a détruit, criminalisé et drastiquement détérioré les positions des Africain·e·s LGBTQ+. Pour moi, il ne s’agit pas vraiment de prévoir le futur de l’identité queer, mais plutôt de réfléchir quant aux longues histoires des identités queers africaines qui ont précédé ce moment. Ces récits nous montrent qu’on a toujours eu de la place et qu’on en a toujours une, ici et maintenant. Et que maudites soient l’homophobie et la transphobie.
Amadi, Yéwá, Badu, Mai’Yah à Brooklyn, New York (2017). (© Mikael Owunna)
Po à Bruxelles, en Belgique (2017). (© Mikael Owunna)
Carol à Port d’Espagne, à Trinité-et-Tobago (2015). (© Mikael Owunna)
Aru à Bruxelles, en Belgique (2017). (© Mikael Owunna)
Stockholm, en Suède (2016).
Gesiye à Port d’Espagne, à Trinité-et-Tobago (2015). (© Mikael Owunna)
Le livre de Mikael Owunna, Limit(less) Africans, sera disponible le 11 octobre 2019.