Fasciné par l’architecture de la banlieue, ses grands ensembles et ses habitants, le photographe français Laurent Kronental signe Souvenir d’un Futur, une série qui met en lumière des lieux fantomatiques et des personnes oubliées, loin des stigmatisations.
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Laurent Kronental est né tout près des tours de ciment aux petites fenêtres caractéristiques de la proche banlieue parisienne. Ce type d’architecture, imposante et majestueuse, le passionne depuis l’enfance. Alors quand il s’est mis à la photographie, il y a quelques années, il a voulu offrir un nouveau regard et une nouvelle lumière sur toutes ces “barres” titanesques souvent critiquées à cause de leur structure, leur construction et les quartiers dans lesquels elles s’érigent. Sans prétention ni velléité politique aucune, mais avec beaucoup de philosophie, il honore la banlieue comme elle le mérite. Pour sa série Souvenir d’un Futur, il a été à la rencontre de résidents auxquels on ne pense pas spontanément quand on parle de ces grands ensembles, et pratiquement absents des débats pourtant très médiatisés autour de la banlieue : les seniors, ces autochtones qui ont assisté à la naissance des cités tentaculaires de la périphérie. Au cours d’un entretien téléphonique matinal, nous avons fait la connaissance d’un amoureux de la banlieue, ému par l’horizon mélancolique dessiné par ces tours.
Konbini arts | Est-ce que tu peux te présenter ? Comment as-tu commencé la photographie ?
Je m’appelle Laurent Kronental, j’ai 29 ans et j’habite à Courbevoie. Je suis fasciné par l’image depuis mon enfance mais je n’ai commencé la photographie qu’à 22 ans, lors d’un voyage de 6 mois en Chine. À cette époque, je vivais à Pékin et j’utilisais un appareil numérique compact pour conserver quelques souvenirs de mon expérience en Asie. Des grandes villes aux régions rurales, tout m’a semblé démesuré. J’ai été impressionné par la vitesse à laquelle la Chine se métamorphosait. La densité urbaine n’était pas comparable à ce que j’avais connu jusque-là. C’est en ressentant l’énergie de villes comme Hong Kong ou Shanghai que j’ai eu un vrai déclic.
À mon retour, je ne savais pas vraiment vers quoi me diriger. Je n’avais jusqu’alors jamais pensé à devenir photographe. En 2010, lors d’un séjour à Londres, on m’a prêté un premier boîtier reflex. Cela m’a permis d’apprendre les bases de la photo. C’est à ce moment-là que je me suis demandé : pourquoi ne pas me lancer comme photographe en tant que professionnel ? Aujourd’hui, je vis de cette passion et cette année marquée par la sortie de la série a été géniale.
Comment définirais-tu ton travail ?
J’aime comprendre les rapports entre l’homme et son environnement urbain. Je suis passionné par ce milieu, la vie de ses habitants et leur histoire. J’aime les villes qui interpellent, celles qui laissent leur empreinte dans le paysage. Dans les quartiers, les lieux où surgissent les disparités sociales me touchent particulièrement. J’apprécie également les structures urbaines qui ont mal vieilli, les espaces indéfinis tels des no man’s land, les périphéries, les zones industrielles, les non-lieux, les villes dans la ville. J’aime aussi porter un regard sur les quartiers oubliés et méconnus. Je suis étonné par les villes-satellites de banlieue, les villes-océans qui s’étendent à l’infini. J’ai un goût prononcé pour les architectures singulières et spectaculaires.
Avec Souvenir d’un Futur et le choix des bâtiments, l’ambiance que j’ai voulu capter, le choix des personnes que j’ai photographiées, leur positionnement (elles semblent souvent perdues dans l’immensité des paysages), je pense avoir réussi à développer les thèmes qui me tiennent à cœur. C’est-à-dire l’originalité des structures d’habitat, leur démesure, leur multitude, le rapport entre l’homme et ces espaces. J’ai en même temps essayé d’attirer l’attention sur la marginalisation de ces quartiers de banlieue méconnus, sur les illusions perdues d’une utopie moderniste.
Peux-tu nous citer tes références en matière de photographie ?
De nombreux photographes ont des univers captivants. Pour vous en citer seulement quelques uns : Pieter Hugo, qui a suivi des gens qui font des spectacles de rue en Afrique dans le cadre de ses séries The Hyena & Other Men et Nollywood. Il y a aussi Nadav Kander, qui s’est intéressé au plus long fleuve de Chine dans le cadre de sa série Yangtze, The Long River, pour laquelle il a suivi le cours du fleuve en intégrant les rapports entre l’humain et l’environnement et en jouant avec les échelles, du minuscule au gigantesque. J’aime aussi Alec Soth et ses projets Sleeping by the Mississippi ou encore Broken Manual. Il y a aussi Todd Hido et ses banlieues résidentielles de nuit, Naoya Hatakeyama, Hiroshi Sugimoto, Alexander Gronsky, Richard Misrach, Geert Goiris, Simon Norfolk, Jeff Wall ou encore les photographes de l’école de Düsseldorf, comme Thomas Struth et Andreas Gursky
Quel est le moment que tu préfères dans la création d’un projet ?
C’est une bonne question. Tous les moments sont enrichissants à mon goût : le choix du projet, sa maturation, les premières interrogations, les premiers doutes, l’angle que l’on souhaite prendre, la tonalité que l’on veut donner, la phase d’exploration durant laquelle on effectue une multitude de repérages. Une photo à la chambre, c’est souvent 70% de préparation et 30% de prise de vue (en ce qui me concerne). Être sur le terrain est très excitant, avec cette sensation de découverte perpétuelle. Observer la vie, aller à la rencontre des habitants. Scruter la lumière qui évolue sur les paysages en fonction des saisons et de la météo. Étudier les compositions, réfléchir aux messages que l’on veut faire passer. Dévoiler son travail, recevoir les feed-back de son entourage proche comme du grand public. Pouvoir communiquer, tirer ses images et les exposer, échanger, expliquer sa démarche. C’est donc un ensemble d’étapes et de périodes-clés que je trouve extrêmement enthousiasmantes.
Parle-nous de ta série Souvenir d’un Futur et de son titre.
À travers cette série, je cherche à questionner le spectateur sur l’oubli du grand âge. À une époque où la plupart des intentions portent sur la jeunesse, entretenant souvent l’indifférence et les préjugés envers les aînés, cette vision interpelle en rappelant l’existence de ces êtres. Malgré leur regard mélancolique, ces aînés, par la force de leur posture digne et élégante, affirment leur combat contre l’âge et leur enracinement dans leur lieu d’habitation. J’ai réalisé cette série dans le but de conserver une mémoire de cette génération pour que, dans le futur, notre société et ses architectures permettent, par leurs structures et leurs services, de rendre à nos aînés un rôle social et, par là, la légitimité et le respect qui leur sont dus.
J’aimerais que les gens puissent découvrir, avec autant d’étonnement que celui que j’ai pu avoir, le monde des grands ensembles. Je souhaiterais qu’ils ressentent autant de fascination et de curiosité par rapport à de telles constructions. J’aimerais que l’on s’interroge sur l’avenir de ces quartiers, que l’on prête attention à leur population elle aussi mise à l’écart. Concernant le titre, j’y ai beaucoup réfléchi et celui-ci collait bien avec le propos et l’univers. Je trouvais ça intéressant d’avoir quelque chose de paradoxal : “souvenir” / “futur”, passé et futur. Je travaille aussi sur la transition entre plusieurs époques, le passage des générations et le vieillissement.
Avec “souvenir”, je fais référence aux souvenirs de l’époque où l’on a construit ces grands ensembles, durant les Trente Glorieuses, mais aussi aux personnes âgées. Dans “futur”, je pense au futur que l’on a rêvé, imaginé après la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950-1960, ces ensembles sont représentés à travers l’image comme une solution idéale pour résoudre les problèmes de logement et d’accroissement démographique. À partir des années 1970, ces quartiers sont de plus en plus controversés et décrits comme des cités-dortoirs. Il y a alors un basculement dans l’opinion sur la représentation idyllique de ces logements, qui s’accentue dans les années 1980 jusqu’à la rupture avec cette formule et la destruction des premiers immeubles.
Comment t’est venue cette idée de série et pourquoi ?
En 2010, en me baladant à Courbevoie, j’ai découvert une petite ruelle qui semblait figée 50 ans en arrière : c’était la campagne au pied des tours de bureaux du quartier d’affaires de La Défense. L’endroit semblait irréel. J’ai commencé à photographier un couple âgé avec lequel j’ai sympathisé. Leur jardin traditionnel ressortait étrangement sur la ligne d’horizon des gratte-ciels, entre deux époques et deux modes de vie. Parallèlement, j’ai développé une grande attirance pour l’architecture des grands ensembles. Plus je les photographiais, plus j’étais captivé. Ces bâtiments semblaient exister hors du temps.
J’ai commencé par photographier le quartier des Damiers et les tours Aillaud de la cité Pablo Picasso, proches de chez moi. Puis j’ai découvert au fur et à mesure d’autres ensembles emblématiques tels que les espaces d’Abraxas ou le quartier du Pavé-Neuf à Noisy-le-Grand, les logements d’Ivry-sur-Seine, les Orgues de Flandre dans le 19e arrondissement à Paris ou encore les Arcades du Lac de Saint-Quentin-en-Yvelines. J’ai voulu entreprendre un projet qui associe l’humain à l’architecture. Il était donc essentiel pour moi de rassembler ces deux univers dans une même série. En abordant la problématique de la vie de l’homme dans les grands ensembles, je me suis posé la question de l’adéquation des structures urbaines aux besoins de leurs habitants.
Quel est ton rapport à la banlieue et à tous ces résidents “oubliés” ? Est-ce une sorte d’hommage ?
Oui, c’est un hommage à cette génération et aussi à ces quartiers. Je voulais mettre en lumière ces gens-là, à un moment où la société les marginalise. Je voulais leur donner de l’importance et porter un regard plus attentif sur leur génération, tout en n’oubliant pas que nos parents et nous-mêmes serons à leur place, un jour. En parallèle, je voulais aussi montrer une autre facette de ces banlieues et de ces ensembles, plus poétique. Je vois ces ensembles comme des sortes de colosses de béton, des mastodontes à la fois magnifiques et curieux. Il y a des gens qui les trouvent laids. Moi je voulais faire ressortir leur beauté inattendue, dans un monde rétro-futuriste. Ce n’est pas un hasard si le dernier volet d’Hunger Games a été tourné récemment dans les espaces d’Abraxas. Terry Gilliam a aussi réalisé des passages de Brazil dans cet ensemble immobilier, imaginé par l’architecte espagnol Ricardo Bofill dans les années 1980.
Ta démarche présente-t-elle un aspect historique ou sociologique ?
Non, je veux simplement inviter le spectateur à se poser des questions par rapport à ces thématiques. Si cela a un impact, aussi modeste soit-il, d’un point de vue sociologique, j’en serai ravi. Mais mon but est avant tout d’amener à la réflexion sans tirer de conclusions.
Pourquoi avoir eu recours à ce genre de teintes et couleurs très pastel ?
J’ai shooté cette série uniquement à l’argentique. Si j’avais pris mes clichés en pleine journée entre 11h et 15h par grand soleil, j’aurais eu des photos très contrastées. Mais je voulais un rendu laiteux, doux, nébuleux et pastel. Pour cela, l’argentique était le meilleur outil. J’ai aussi dû shooter très tôt le matin ou en fin de journée, au lever et au coucher du soleil, durant l’heure bleue, parfois la nuit. J’aime ces couleurs-là. Il y avait tout un univers de couleurs et de lumières à capter, avec une impression de monde parallèle, de ville post-apocalyptique vidée de tous ses habitants et où les derniers survivants seraient incarnés par ces personnes âgées.
Donc, tu préfères photographier avec un argentique plutôt qu’un appareil numérique ?
J’ai choisi de travailler avec une chambre argentique 4×5 pour les possibilités de décentrements qui permettent de magnifier l’architecture et ses dimensions, gagner en hauteur et en largeur tout en gardant droit les lignes des immeubles. Également pour le rendu argentique du grand format qui est fabuleux tant dans son modelé, sa douceur, son relief que sa précision. Et pour le processus de création photographique qui nous pousse à être plus exigeant dans le choix de ses images et cadrages et qui nous amène à avoir un rapport au sujet différent, avec plus d’observation.
Parle-nous des personnes âgées que tu as prises en photo. Est-ce qu’elles étaient facilement abordables ?
C’était très dur de les approcher. Elles avaient une grande méfiance et le pourcentage de réponses favorables était faible par rapport à tous les gens que je suis allé voir. Il m’a fallu beaucoup de persévérance, d’énergie et de rigueur. Il ne faut rien lâcher et rester concentré même si parfois on peut se décourager. Il faut garder le cap sur ses objectifs et y croire. Ceux qui se sont arrêtés pour m’écouter ont tous des points communs : des histoires de vie particulières et inspirantes, une ouverture d’esprit, une certaine solitude (parfois pas d’enfant ou plus de contact avec leur famille), une envie de m’aider, une forme de jeunesse dans leur vieillesse.
Ils avaient donc un réel besoin de partager et d’être écoutés. Beaucoup étaient étonnés qu’une personne de moins de 30 ans s’intéresse à eux alors que leur propre famille ne prend pas toujours de leurs nouvelles. J’aimerais, à l’avenir, qu’il y ait une manière de créer au quotidien des liens plus fréquents et denses avec les seniors mis de côté. Les maisons de retraite, par exemple, sont des univers clos où ils ne sont qu’entre eux, totalement isolés du reste du monde. Aujourd’hui, je continue à voir quelques aînés que j’ai photographiés ou de prendre de leurs nouvelles par téléphone.
Est-ce que tu as envie d’immortaliser des bâtiments du même type dans d’autres provinces ou pays ?
Cela me passionnerait, évidemment. Je ne sais pas encore. Continuer à immortaliser de telles constructions oui, mais pas nécessairement sous le même angle, en racontant la même histoire. Il y a déjà énormément de potentiel en banlieue parisienne et j’ai envie de me focaliser pour l’instant sur cette zone géographique.
Que penses-tu de toutes ces applications dédiées à la photographie (Instagram, VSCO,…) ? Est-ce qu’elles dénaturent l’art photographique selon toi, ou est-ce une bonne chose ? Comment utilises-tu les réseaux sociaux pour ta pratique artistique ?
Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est devenu plus facile de regarder une photo ou de lire un statut que de prendre le temps d’écouter une musique ou de visionner un film. C’est dommage. C’est la culture de l’instantané. Les gens ont de moins en moins de temps et il y a une telle quantité d’informations via Internet, les téléphones et les réseaux sociaux qu’on devient submergés par les nouvelles. Je suis pour ralentir les choses, parfois se couper de tout ça pour prendre du recul, mieux mettre en perspective ce qui est important ou non. Même si les appareils photos s’améliorent, ainsi que les smartphones, avoir la capacité de saisir une image qui donne de l’émotion n’est pas donné à tout le monde. Il faut des années pour travailler son regard.
Je ne pense pas que les réseaux sociaux dénaturent la photographie. Ce sont des outils qui ont leur utilité. Tout dépend la manière dont on les utilise. Ce sont de nouveaux modes de communication et d’échanges. On décide de s’en servir ou pas. Je n’ai pas de compte Instagram pour le moment, mais je sais que certains photographes talentueux en possèdent un où ils montrent des photos backstage de leurs projets. J’aime bien Tumblr, que j’utilise comme un bloc-notes. On peut y faire de belles découvertes. Facebook m’a aussi beaucoup aidé ; j’utilise ma page “ami” comme un compte professionnel. Quand j’ai posté mon premier cliché il y a un an, à ma plus grande surprise, j’ai reçu une quantité incroyable de retours. J’étais scotché. Des gens que je connaissais bien et des amis d’amis que je n’avais jamais rencontrés ont aimé et partagé mon travail. Cela a été une vraie force pour faire connaître ma série.
Quels conseils donnerais-tu aux personnes qui aimeraient se lancer dans la photographie et aux jeunes photographes ?
Il y a des photographes (et pas que des débutants) qui ont du mal à trouver des sujets. En effet, c’est à chaque fois un chemin difficile. Le conseil que je donnerais, c’est de trouver ce qui donne du sens à sa photographie. Avec le numérique, on a tendance à trop cliquer et à prendre trop de photos. Si l’on veut se lancer dans un projet, il faut que ça nous corresponde, c’est à travers notre propre vie que l’on trouve des idées qui ont un écho. Il faut être dans le vrai et aligné avec ce que l’on est. Il faut de la persévérance, être à l’écoute et aller à la rencontre d’univers multiples. Il faut essayer, tester, oser, faire des erreurs, avancer pas à pas, être patient et suivre son instinct.
L’argentique a été un vrai apprentissage et une étape essentielle dans ma progression, notamment grâce au grand format qui oblige à ralentir le processus de création. Il ne faut surtout pas se presser mais au contraire prendre le temps nécessaire pour qu’une photographie ou un projet résonne. Il ne faut pas chercher une reconnaissance. J’ai aussi beaucoup appris à mes débuts grâce aux forums et aux communautés qui permettent d’échanger avec d’autres photographes, montrer son travail et recevoir des avis positifs ou négatifs. C’était constructif et révélateur.
Des projets à venir ?
J’ai inauguré, début septembre, ma première exposition solo dans le sud de Rennes, jusqu’au 27 octobre, à la galerie Le Carré d’Art. J’ai aussi une photographie exposée jusqu’à fin septembre dans la galerie Praz Delavallade à Paris, aux côtés de grands noms de la photographie comme Thomas Struth, Harry Gruyaert, Viviane Sassen, Juergen Teller. C’est donc assez flatteur pour moi. À la galerie Robert Doisneau, à Nancy, je serai exposé en novembre et décembre avec deux architectes. Ce qui fait sens, c’est que la galerie est située dans un grand ensemble. Sinon, parmi mes projets, j’aimerais faire un livre en apportant de nouvelles images à Souvenir d’un Futur. Ces deux dernières années, j’ai aussi mené un projet autour des photographies d’un grand ensemble que j’ai capturé de l’intérieur, cette fois-ci, sans humain. C’est un sujet complémentaire qui va apporter une lecture différente. Je le sortirai probablement dans les mois à venir.
© Laurent Kronental
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