Demetris Koilalous est un photographe autodidacte basé à Athènes, en Grèce. Poussé par son besoin de créer des commentaires visuels et conceptuels face à ce qui l’entoure, il s’est pris de passion pour la photographie, qu’il a commencée de façon professionnelle après des études en Écosse, à son retour en Grèce dans les années 1990. Entre commissions professionnelles et projets personnels, le photographe insiste sur la dextérité et la réflexion dont il fait preuve pour chacun de ses travaux.Selon lui, la photographie s’apparente à une langue étrangère, un langage “compliqué et versatile qui est toutefois très direct”. C’est à travers ce langage que Demetris a décidé de parler de ces milliers de gens qu’il a vu débarquer, fuyant les ravages de la guerre, sur les plages de son enfance. À travers sa série photo Caesura, il traite de l’état transitoire de ces migrants qui traversent la mer Égée en direction de l’Europe, et font couler tant d’encre et de larmes depuis de trop nombreuses années. En grec, le mot caesura désigne un silence entre deux vers poétiques ou deux phrases musicales ; ici, le terme renvoie métaphoriquement à l’accalmie entre deux périodes de détresse et de violence, une pause entre la fin d’un voyage terrible qui ne marque que le début d’un autre, tout aussi déchirant.
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Ayant récemment participé aux Boutographies, les rencontres photographiques de Montpellier, ainsi qu’au festival de Kolga, en Géorgie, au Diffusion Festival à Cardiff et à Photo Ireland, sa série photo a reçu un très bel accueil du public et des professionnels puisqu’elle s’est vue décerner, en vrac, un prix du public, un prix du portrait et le premier prix du Head On Photo Festival de Sydney dans la catégorie mobile (puisque certaines de ces images ont été prises à l’aide de son téléphone). L’artiste sera présent à Arles cette année, et on ne doute pas que son travail suscitera encore de belles réactions.
Demetris Koilalous a accepté de nous parler de son projet, de la façon, apolitique dont il avait décidé d’appréhender ce sujet dramatique, et de revenir sur les conditions d’arrivée des migrants en Grèce, ainsi que les réactions des habitants, au fur et à mesure que se déploie devant eux cette situation catastrophique.
Cheese : Est-ce que tu peux nous parler de ton pays d’origine et de ce qui t’a poussé à photographier les migrants passant par la Grèce ?
Demetris Koilalous : J’habite à Athènes, mais j’ai passé beaucoup de temps sur mon île natale, Chios, qui se trouve le long de la côte turque. Ces six dernières années j’ai travaillé sur un projet traitant de l’aspect idéologique de la patrie, des frontières physiques et humaines et du patriotisme, donc quand les premiers bateaux de réfugiés ont débarqué à Chios, littéralement sur la plage située à deux pas de la maison de ma famille, j’ai décidé de commencer à prendre des photos. Au début, l’idée était de relier ces images à mon projet précédent, et c’est finalement devenu un projet à part entière, que j’ai nommé Caesura.
Justement, peux-tu nous dire comment s’est passée l’arrivée des migrants sur l’île et leur accueil au fil du temps ?
Les Grecs ont été très ouverts et accueillants, surtout au début et malgré le fait que la période était sous tension, à cause d’une crise économique unique et de grande envergure. Je me souviens avoir vu de nombreuses personnes ouvrir leurs portes aux réfugiés, leur offrant des vêtements et de la nourriture. Je me souviens d’un matin d’août, sur l’île de Chios, un canot pneumatique était arrivé de nulle part rempli de Syriens venant d’Alep. Il y avait sûrement 60 personnes à bord de ce bateau. Il n’y avait qu’une seule petite maison de vacances sur la plage. La vieille dame qui y vivait a entendu des voix, est sortie de chez elle avec des melons plein les mains et a commencé à offrir des morceaux de fruits frais à tout le monde.
Ce genre d’images a été très récurrent en Grèce durant les premiers mois. Cependant, le flux d’arrivants ne faisait que grossir. Pendant plusieurs mois, chaque jour, entre 5 000 et 10 000 personnes arrivaient sur chacune des îles grecques, ce qui représente près de 20 fois la population de ces villages. Chaque jour, de nouvelles personnes débarquaient, souvent entre 50 et 100 canots pneumatiques par jour.
Au bout d’un moment, des réactions isolées ont commencé à se faire entendre. La plupart provenant d’habitants qui souffraient de cet afflux massif de migrants et de réfugiés. Dans certains cas, des champs étaient détruits, dans d’autres des troupeaux entiers de chèvres et de moutons étaient dérangés et finissaient dispersés, de nombreux champs étaient utilisés en tant que centres temporaires pour les soins médicaux et sanitaires, l’aide à la traduction, la mise en place de toilettes, etc. La colère et l’inquiétude grandissaient. C’est à ce moment-là que des groupes néonazis grecs et européens ont profité du chaos général et du mécontentement de certains pour tirer la situation à leur avantage. C’est très vite devenu compliqué.
Qu’est ce qui a rendu la situation si compliquée d’après toi ?
Je pense qu’il y a eu un manque de coordination entre les autorités locales et centrales. En fait, selon moi, dans de nombreux cas, les autorités locales ont mis en place une stratégie d’opposition en jouant la carte du “problème des réfugiés” pour refuser des propositions. La situation grecque est très différente de la situation des autres pays, parce que presque aucun des réfugiés qui arrive dans le pays n’est là pour rester. Chaque jour, des milliers d’arrivants ne font que passer. Cette temporalité ne fortifie pas les liens entre les migrants et la population locale.
De plus, cette situation implique le travail constant de bénévoles, des milliers de vêtements secs et de matériels disponibles chaque jour, etc. Des millions de personnes sont arrivées, ont dormi étalés partout parce qu’il n’y avait aucune infrastructure disposée à les accueillir (qui aurait pu imaginer un tel afflux de personnes ?) dans des conditions climatiques terribles, avec très peu de nourriture et d’eau, très peu d’habits propres et secs, quasiment aucun secours médical, et ont laissé des quantités énormes d’ordures derrière eux avant de repartir, et ainsi de suite.
Je n’exagère rien, je pense que ça n’aurait pas pu être plus compliqué que ça ne l’a été. Je me souviens du regard désespéré d’un policier, face à un bateau arrivant sur l’île de Lesbos, qui me racontait que les tâches les plus dures qu’il avait eues à gérer par le passé ne concernaient qu’un ou deux incidents concernant des touristes saouls, chaque année !
Tu as pris tes photos autour de la mer Égée. Selon la mythologie, c’est dans cette mer qu’Égée s’est jeté de désespoir. Avec tes photos, voulais-tu transmettre un message politique, une vision contemporaine du désespoir de ceux qui la traversent ?
J’ai pris mes photos directement depuis la mer Égée, qui est particulièrement vicieuse bien que tout à fait sublime l’été venu. Pas étonnant que, pour les réfugiés, ce passage (aussi appelé “le passage de la mort”) soit le plus compliqué de leur trajet. La plupart des Grecs savent à quel point la mer peut être dangereuse, il leur est donc naturel de développer inconsciemment une inquiétude constante : “Comment ces gens vont-ils survivre sur la mer avec ce temps ?”
J’ai essayé de dégager l’approche politique de manière évidente dans mon travail. Je ne voulais pas proposer le traitement exagéré d’une problématique déjà exagérée et si dramatique. Je voulais suivre une approche différente, plus personnelle. Bien sûr, la migration est une problématique politique, et tout ce qui traite du sujet devient politique, de façon directe ou indirecte. Je ne voulais pas que mes photos deviennent des documents historiques. Le photoreportage fait déjà cela très bien à ma place. Mes photos ne sont pas là pour affirmer quoi que ce soit à propos de la guerre, à propos de gens qui fuient ou quoi que ce soit. En fait, ce qui m’intéressait davantage, c’était de traiter du nouvel environnement humain, du fait que ces personnes subissent une transition identitaire majeure et catalytique.
Tu prends surtout des portraits et des photos de paysages, peux-tu me parler de la composition de tes images et de la façon dont tu as choisi les paysages ?
La situation était tellement intense et sensible qu’il était inévitable que je développe un intérêt pour tout ce qui l’entourait. J’ai quelquefois représenté le sujet de façon métaphorique (lorsque je photographie la mélancolie ou des paysages irréels) et d’autres fois littéralement. J’ai essayé de ne rien exagérer. Quoi qu’il en soit, les conditions étaient déjà dramatiques, donc j’avais l’impression qu’il m’était nécessaire de mettre de côté tout ce qui était excessivement dramatique, afin de pouvoir parler des identités des personnes en elles-mêmes.
J’étais intéressé par tout : les gens, l’environnement proche, leurs objets personnels, leur espace personnel, etc. Tout était lié et, d’une certaine manière, faisait partie d’une narration plus large. En ce sens, le milieu environnant peut fonctionner de façon autonome dans une photo ou comme un décor de théâtre. Le cadre de mes images est toujours très organisé et hiérarchisé, le lieu porte déjà en lui les caractéristiques que je veux présenter et mettre en lumière. De cette manière, les lieux ont une fonction allégorique.
Et en ce qui concerne les portraits ?
J’ai souvent appris à connaître les gens avant de les photographier. J’étais très intéressé par leurs histoires. Je restais avec eux, souvent plusieurs jours. Nous mangions ensemble, nous discutions et nous nous voyions plusieurs fois le long de leurs courts séjours. C’était souvent leurs visages qui m’attiraient, parfois c’était ce qu’ils tenaient dans leurs mains ou ce qu’ils me disaient. J’ai photographié beaucoup de gens, plusieurs centaines. Presque aucun n’a refusé. En fait, souvent, ils voulaient être photographiés parce que ça les faisait se sentir comme des héros. Traverser la mer était un véritable tour de force et c’est pourquoi, malgré leurs souffrances, ils en étaient fiers. C’est sans doute pour cela que je les ai photographiés de cette façon. Sans souffrance, ni dramatisation, mais forts et déterminés quoique sceptiques, mélancoliques et réfléchis.
À la fin du projet, je me suis rendu compte que c’était cela que je voulais transmettre. L’idée que ces gens sont comme nous, délicats et meurtris, mais déterminés à commencer une nouvelle vie à nos côtés, au sein d’une nouvelle patrie. La plupart des gens que j’ai rencontrés ne s’imaginaient jamais devoir un jour dormir par terre, manger à même la conserve et rester dehors dans le froid et la pluie pendant des heures. Leur seule fortune était constituée d’une carte de crédit, d’un peu de liquide (souvent les économies de toute une vie) et un téléphone portable qui compilait toute leur identité : numéros de téléphone, profils Facebook, cartes, photos avec leur famille, leur vie entière se trouvait dans leur téléphone. Selon moi, ce seul constat rend ma photographie politique. Peut-être que ça la rend encore plus politique que si j’avais voulu montrer leur agonie et leur détresse.