Découverte sur la Toile, Ewelina Konior Słowinska est une jeune photographe polonaise dont le travail bluffant sur les hommes pourrait faire évoluer la photographie de mode. Rencontre avec une artiste qui prend le corps masculin comme une toile vierge.
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L’univers que l’on découvre sur le site d’Ewelina Konior Słowinska est foisonnant, des projets artistiques aux photographies de mode en passant par des clichés de voyage. À travers cette foule d’images variées, on perçoit une photographe compulsive dont le regard singulier est en train de se construire.
Qu’Ewelina Konior Słowinska prenne un jeune acteur en photo dans un décor théâtral ou qu’elle capture un paysage, son regard traduit un univers cohérent mais abyssal. Comme si tout ce qu’elle photographiait faisait partie d’un grand puzzle qu’elle assemblerait petit à petit. Si cet immense puzzle devait avoir une pièce centrale, ce serait celle du corps masculin.
Face aux corps féminins que l’on abîme par des alchimies machiavéliques, le corps masculin ne répond que trop souvent par la surabondance de muscles herculéens. Dans les photographies d’Ewelina, l’homme échappe aux artifices du mannequinat féminin et masculin pour prendre sa place en tant que personnage à part entière. Il n’est pas l’objet de tel ou tel créateur et son corps n’est pas exhibé pour être une représentation ordonnée d’un vêtement ; l’homme se transcende en étant à la fois son image et celle du tableau imaginé par la photographe.
Les visages et les corps qu’elle choisit sont de multiples possibilités de récits qui encouragent l’immersion narrative. Le spectateur (car il s’agit de spectacle) se retrouve face à l’image et guidé par la mise en scène d’Ewelina Konior Słowinska : il se déplace à l’intérieur du cadre jusqu’à pouvoir développer son propre récit. Une expérience éprouvante qui indique que l’on est face à une artiste remarquable, qui pourrait faire évoluer les codes. Par e-mail, la photographe a aimablement accepté de répondre à quelques questions sur cet univers encore en pleine expansion.
Cheese : Comment as-tu commencé la photographie ?
Ewelina Konior Słowinska : J’ai commencé à prendre des photos quand j’avais 15 ans, pour imiter et impressionner une fille plus âgée qui vivait dans ma ville. Mon premier appareil fut un Smena 8M.
Quand as-tu décidé d’en faire ton travail ?
Pour ma mère, être photographe ne constitue pas un vrai travail. J’ai donc étudié la philologie iranienne et polonaise ainsi que la religion à l’université, mais j’ai vite senti que ce n’était pas ce que je voulais faire. Finalement, j’ai changé pour la photographie et la mode. Je prenais des gens au hasard sur Craigslist et leur demandais de participer à mes photos, pour m’entraîner. J’ai aussi travaillé quelquefois pour l’École des arts dramatiques à Cracovie et j’ai pris quelques jeunes acteurs en photos. De là, je me suis fait de plus en plus connaître et j’ai commencé à prendre des photos pour la communauté artistique.
Ton travail est en partie centré sur les hommes, comment en es-tu venue à ce sujet central ?
Je trouve que travailler avec des hommes est plus facile. Ils n’ont pas une image d’eux-mêmes en tête. Les réseaux sociaux ne les ont pas infectés, ne les ont pas enfermés dans des standards. Ils sont plus faciles à modeler. Je peux les utiliser comme des hommes, des femmes ou même en niant le genre sexuel. Ils sont plus faciles à placer dans une histoire. Avec une femme, la photo a déjà un sujet.
Elle amène quelque chose dans la photo qui ne fait pas partie de l’histoire telle que je veux la raconter. Les spectateurs sont distraits par leur appréciation : “Oh quel beau regard, quelles jolies dents, etc.”, or je ne veux pas qu’ils pensent à des choses comme celles-ci. Je veux que le sujet et le thème soient plus visibles que la beauté d’un corps ou d’un visage féminin.
Dans ta manière de photographier les hommes, il y a un détournement de la photographie de mode qui conditionne normalement les corps féminins. Quelle est ta perception de la mode ?
Je sais qu’il y a des inspirations de la photographie de mode féminine et masculine, mais pour moi elles font juste partie des outils que j’utilise pour montrer l’histoire que j’ai dans ma tête. Je ne veux pas que mes modèles soient juste une femme ou un homme, un objet en fin de compte. Je veux quelqu’un qui convienne pour le shooting.
Tes modèles masculins sont souvent androgynes, comment les trouves-tu ?
La plupart de mes modèles viennent de la rue. Ils ne sont pas professionnels, juste des gens normaux avec des visages intéressants. Il y en a que je trouve aussi en regardant les profils Facebook ou Tinder. Je pourrais être dénicheuse de modèles, c’est vrai, car je les repère avec succès.
Les hommes que tu prends en photo semblent à la fois sensibles et dangereux. Sont-ils l’incarnation de l’idée que tu te fais de l’homme moderne ?
Ils sont l’incarnation de gens intéressants ou une variation intéressante d’eux-mêmes. Des variations d’eux-mêmes telles que je pense qu’ils pourraient être. Ils correspondent, dans mes photos, à ma réalité telle que j’aimerais qu’elle soit.
Chacune de tes photos développe des possibilités d’histoires, parce que tes modèles ne sont pas uniquement des modèles, mais aussi des véritables personnages, comme s’il venait d’un roman… À chaque scène correspond une histoire pour toi ?
Au début, j’ai toujours dans ma tête un sentiment ou une petite idée de ce que doit être la photo. Puis j’ai besoin d’un peu de temps pour me demander ce que je veux dire à propos de cette image et de quel modèle je vais avoir besoin. Parfois je vois quelqu’un ou quelque chose dans un visage qui correspond à cette petite idée que j’ai et cela ajoute à mon histoire, rendant l’image plus complète.
Tu portes toujours beaucoup d’attention à la mise en scène de tes photos, avec un vrai décor qui encourage notre imagination à dépasser les limites du cadre pour rejoindre ton univers. On y perçoit des références baroques. Quelles sont tes plus grandes influences ?
Mon travail est influencé par tout l’art qui traverse mon esprit. Livres, films, peintures, mots. Un peu de ceci et de cela. J’adore l’Art nouveau, les peintures néerlandaises dont la lumière provient d’une simple fenêtre. Quand je travaillais au musée national de Varsovie, où je prenais des photos des collections, j’avais beaucoup de temps pour communier avec l’art et le design. Mon cerveau s’est imprégné des couleurs, des structures, des cadres et des perspectives.
Tu voyages actuellement aux États-Unis, est-ce pour un projet artistique ?
Je m’y suis rendue pour tout autre chose, mais je me retrouve quand même avec quelques projets. J’ai découvert beaucoup de vieux Polaroids dans des boutiques vintage, j’ai commencé à les collectionner et à les utiliser dans mes photos. Je vais revenir en Pologne et prendre part à un atelier à Michałowice prochainement. J’ai beaucoup d’idées qui émergent de ces Polaroids.
Aimerais-tu faire une exposition ? Comment l’imaginerais-tu ?
Oui, j’aimerais en faire une, mais pour l’instant je n’ai pas assez confiance en mon travail. Je crois qu’il faut que je continue à explorer mon monde et à réfléchir à comment je veux dévoiler le cosmos qui habite ma tête.