On a toujours essayé de rendre plus rapide et plus pratique le processus de production d’images, en passant de la plaque de verre à la plaque de tôle puis à l’argentique, pour finir dans le numérique instantané. Il semblerait que des artistes aimeraient retarder un peu la machine, pour ressentir à nouveau l’excitation de la surprise, de l’imprévisible, et pour remonter dans le passé le temps d’un cliché. Aujourd’hui, la renaissance du ferrotype fait partie de ce phénomène.
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Le ferrotype, l’un des premiers procédés photographiques
Retour sur une technique révolutionnaire : le ferrotype (aussi appelé “melainotype”, ou “tintype” en anglais) a été inventé par le français Adolphe-Alexandre Martin en 1852. Il s’agit d’une fine plaque de métal couverte d’un vernis noir et d’une émulsion de collodion (du nitrocellulose dissous dans un mélange d’éther et d’alcool, soit liquide soit sec), qui produisait une image positive directement après avoir été exposée à la lumière. La photographie est capturée avec une chambre photographique.
Pour parfaire le processus, la photo est sensibilisée dans une solution de nitrate d’argent. La plaque est ensuite développée dans un bain chimique puis rincée à l’eau dès l’apparition de l’image. L’image est fixée, rincée, et parfois rehaussée de couleurs avec des pigments avant d’être vernie.
Dans le Glossaire visuel des procédés photographiques, on apprend que la technique de l’ambrotype sur plaque de verre lui succède, créée en 1954 et grande concurrente du daguerréotype à cause du faible coût des matériaux et de la rapidité du procédé. C’est d’ailleurs le procédé photographique le plus utilisé pendant la guerre civile américaine car la solidité des photos (sur tôle) permettait aux militaires d’emporter avec eux sur le front des photos familiales et d’en expédier sans craindre qu’elles ne s’abîment.
De par l’aspect du métal monochrome et la délicatesse du procédé, les ferrotypes ressemblent à des images “brûlées” mais avec une netteté irréprochable qui perdure. Ils sont reconnaissables à leurs diverses altérations, comme la déformation du métal ou l’apparition de rouille entre la plaque et l’image. L’altération de l’image peut aussi faire apparaître des soulèvements et des écailles.
Les tons des photos sont le plus souvent crème ou brun-chocolat. On trouve aussi des tonalités plus froides si on a eu recours à une émulsion gélatino-argentique. Ce vernis peut brunir et se craqueler à cause de l’exposition à la lumière. Souvent, ces clichés sont réalisés dans un petit format dont les plus courants sont les format “carte de visite”, “timbre-poste” ou “portrait bijou”. Les ferrotypes de plus de 16×21 cm, dits “paysages”, sont plus rares.
Le procédé a été breveté initialement en France, mais il a conquis de nombreux autres pays par la suite, notamment l’Angleterre et les États-Unis. Et c’est de l’autre côté de l’océan qu’il a davantage séduit, de la guerre de Sécession au début du 20e siècle. Il devient un procédé rapide et bon marché, populaire auprès des photographes ambulants.
Retour aux sources
Au moment où notre monde est gouverné par le numérique et assailli d’applications photo en tout genre et de nouvelles techniques photographiques dématérialisées, on s’est demandé pourquoi certains photographes contemporains, nés en plein dans cette ère, ont ressenti le besoin de revenir à quelque chose de plus authentique dans leur pratique artistique.
Cette technique ancienne n’est pas des plus simples à réaliser, alors que tout est facilité aujourd’hui. Pourtant, des projets liés à cet art du ferrotype fleurissent de toutes parts, et surtout pour capturer des portraits. Par exemple, la photographe brésilienne Driely Silva réalise de plus en plus de portraits avec cette technique. Au milieu des photos léchées et retouchées qu’elle fait pour les magazines de mode ou les marques, elle reste indéniablement attirée par l’esthétique de cette technique.
À travers sa série de ferrotypes pour le festival de musique AfroPunk de cette année (qui se déroule à New York), elle a tiré le portrait de Janelle Monae, CeeLo Green ou encore Earl Sweatshirt. Le contraste entre les styles et la modernité de ces chanteurs ne résonne même pas comme un anachronisme: le ferrotype semble les “fondre” totalement dans une esthétique authentique.
Un mois après le festival AfroPunk, Driely s’est plongée dans la folie de la Fashion Week de New York. Et quelle technique a-t-elle choisi d’utiliser pour prendre en photo les mannequins des défilés ? Le ferrotype, évidemment. Elle a capturé d’un peu plus près les nouveaux visages et les nouveaux talents qui ont marqué cette semaine dédiée à la mode.
Leurs vêtements étant moins apparents que dans la série précédente. Les photos sont d’ailleurs pour la plupart dénudées et on a davantage l’impression de contempler des beautés d’antan, froides et chaleureuses, aux cheveux rebelles et venant des quatre coins du monde.
Et Driely Silva n’est pas la seule à s’adonner à cette pratique. La photographe américaine Victoria Will a également ressenti ce besoin de se ressourcer aux origines de la photographie. Chaque année, elle réalise des séries de ferrotypes pour le célèbre festival du film de Sundance. Victoria préfère capturer le charisme des acteurs plutôt que celui des chanteurs ou mannequins.
En tant que bons acteurs, la charge émotionnelle se ressent davantage dans ce type de formats : le ferrotype brûle les contours, raye les visages, crée des imperfections sur la surface et les couleurs sombres apportent une certaine sensibilité ainsi qu’un caractère ancien. Les regards sont sérieux et l’expression est grave, chargée de mélancolie. Pour l’instant, la photographe n’a eu recours à cette série que pour ces “respirations Sundance”, au milieu de son travail très commercial et mode. Elle expérimente tous les aspects du ferrotype, comme sur un terrain de jeu.
La liste des photographes qui pratiquent le ferrotype est longue. Il y a aussi Joni Sternbach, qui sillonne les plages de surf aux États-Unis pour prendre des portraits de surfeurs en ferrotype. Elle n’y va pas par quatre chemins : elle pose directement sur le sable, au bord de l’eau, sa chambre et son trépied, à la manière d’un photographe ambulant. Sur son site, elle déclare :
“Les photographies sont un mélange unique de l’intérêt du sujet et de la technique photographique. En tirant des épreuves positives directes au collodion sur métal, je réalise des ferrotypes dont il se dégage une atmosphère ambiguë, intemporelle et mystérieuse.
La nature même du collodion est la spontanéité et son caractère imprévisible. Et c’est précisément l’aspect brut et cru du procédé qui confère au sujet tout son intérêt. Cela lui donne une apparence spécifique et renvoie aux standards de la photographie anthropologique du 19e siècle.”
Outre Joni, il y a aussi le combat du photographe Michael Schindler, qui veut faire renaître la pratique en proposant à ses clients de se faire tirer le portrait de façon originale dans son studio photo situé à San Francisco, qu’il appelle “Photobooth”. Il pense que, bien que cela peut sembler parfois obsolète, le ferrotype est facile à réaliser mais qu’il faut de la patience et du savoir-faire. Dans la vidéo ci-dessous, il explique le processus de création de A à Z.
La renaissance du ferrotype agit comme une forme de contre-culture et fait un pied de nez à notre modernité. On apprécie de voir le contraste entre nos beautés contemporaines et celles d’hier, capturées à travers un seul et même filtre ancien. Cela confère un caractère naturel, brut et rustique à nos récentes manières d’aborder la photographie, rehaussant les émotions qu’on lit sur les visages, loin des standards des magazines. Plus qu’une photo, le ferrotype devient un véritable objet d’art.