Créer, tisser et agir au milieu du chaos et de l’espoir
Ils sont trois photographes, Aglaé Bory, Jean-Philippe Carré-Mattei et Albin Millot (membres de la mission photographique France(s), territoire liquide) à avoir ainsi apporté leur regard sur l’exil et le refuge mouvant de la jungle, où ils se sont rendus à plusieurs reprises depuis juin dernier. Christian Salomé, le président de l’Auberge des migrants, les a accompagnés. Il raconte les liens qui se créent alors entre artistes et migrants :
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“L’aspect ressenti est exceptionnel en ce que les gens ont vécu des choses inhabituelles. Les artistes s’attachent aux personnes qu’ils rencontrent, à ce qu’ils voient. Ils passent du temps ici par respect et parce qu’ils ne peuvent pas, humainement, faire autrement : personne ne peut rester indifférent.”
Effectivement, ils ne repartaient pas indemnes. “Rentrer à Paris faisait parfois ressentir un manque, appelant l’envie de revenir et d’agir”, explique Jean-Philippe Carré-Mattei. Leur point de chute était l’école faite de bâches du chemin des Dunes : on venait y apprendre l’anglais et le français, les femmes y amenaient leurs enfants, l’atmosphère y était plus apaisée. Parfois, les photographes se retrouvaient même à enseigner. Aglaé Bory explique :
“Beaucoup nous ont expliqué qu’ils avaient du mal à suivre les cours malgré leur motivation, tant ils avaient la tête prise. Ils n’arrivaient plus à se projeter, à savoir ce qu’ils allaient devenir. Certains étaient aussi dans un stress post-traumatique, d’autres étaient épuisés mais à l’affût. C’est un espace spécial : ils sont des milliers au mètre carré à vouloir la même chose, à espérer une vie meilleure. Ça créait un concentré d’espoir et de désespoir.”
Une légitimité qui passe par l’aide
“Certains bénévoles sont obligés, du fait du manque de structure en ville, de prendre en charge illégalement et personnellement des ados d’à peine 13 ans. Car malgré ce démantèlement médiatique, tant qu’il y aura des guerres et que Calais sera en face de l’Angleterre, il y aura de la misère.
La police va s’opposer à un nouveau camp, mais il y aura partout de petits abris. À Grande-Synthe, on continue de distribuer des repas. Et surtout, il faudra se préparer à retrouver les mineurs partis dans les centres d’accueil et d’orientation avec des officiers anglais qui, lorsqu’ils comprendront que seuls quelques-uns pourront légalement partir en Grande-Bretagne, vont certainement revenir.”
Les clichés qui confrontent d’Aglaé Bory
“Rester dans le visuel. Je voulais faire des photographies frontales pour faire comprendre qu’on avait des gens en face de nous. Au démarrage, je suis arrivée avec des tas de cartes routières, voulant qu’ils me racontent le trajet qu’ils avaient fait. Ils m’ont tous raconté leurs histoires et elles leur appartiennent, mais ce qui frappent c’est qu’elles sont identiques.”
“La plage. J’avais envie de les mettre face à la mer qu’ils doivent encore traverser pour aller en Angleterre et celle, en filigrane, qu’ils ont déjà traversée pour arriver. C’est une parenthèse photographique pour sortir du côté factuel. J’aime cet entre-deux de mise en scène.”
“Portraits de dos. Les Érythréens ne peuvent pas être photographiés. Cela ne se fait pas dans leur culture, et s’ils sont identifiés, leurs familles restées au pays peuvent avoir des problèmes. Certains ont accepté de dos. Les femmes, elles, refusent parfois catégoriquement. Elles venaient à l’école accompagner leurs enfants mais elles n’assistaient pas aux cours.”
Les paysages en clair-obscur d’Albin Millot
“Limitation de territoire. Je m’intéresse à la perception des frontières. Mon propos premier est le territoire en suspens. On est ne sait pas bien où sont les limites, on est presque déjà en Angleterre. C’était la même chose à Stalingrad à Paris : tu traverses le trottoir, tu es dans un autre monde.”
“À l’aube. J’alternais entre photos prises à la tombée de la nuit — moment dangereux, car c’est lorsque les passeurs arrivent — et photos prises à l’aube, ce qui n’est pas moins dangereux, car ceux qui reviennent au camp viennent d’échouer leur tentative de passage. Ici, on voit l’Église éthiopienne située non loin de l’école, dans la partie sud du camp, qui a été la première à être démantelée. C’est un champ éloigné, mais où le lien social persiste.”
“Des paysages. Je photographie surtout des paysages, et ici je ne voulais pas qu’on reconnaisse de visages car c’est bien le problème, ce sont des gens qu’on ne voit pas. Au début, je voulais faire des portraits mais je n’y arrivais pas, alors j’ai juste proposé de tirer des photos d’identité avec mon imprimante portable pour ceux qui pourraient en avoir besoin.”
Les images plastiques de Jean-Philippe Carré-Mattei
“Pas reporter. J’ai pas mal voyagé dans des pays de pauvreté extrême mais sincèrement, c’est le lieu le plus dur que j’ai vu et il se situe en France. En tant qu’auteur-photographe, j’ai fait le choix d’un traitement visuel tel un plasticien, puis j’ai mis en confrontation les images dans deux triptyques dont voici les extraits.”
“Représentatif. Il s’agit de la photo d’un dessin froissé représentant une femme. C’est un migrant qui m’a expliqué ensuite son histoire : cette femme est morte écrasée, ce qui est tragique. Mais une personne l’a dessinée et a symbolisé ici la force du lien social.”
“D’où l’on vient. Cette main est celle d’un migrant Afghan qui venait de se blesser dans la jungle. Le lendemain matin de la photo, il allait tenter de passer en Grande-Bretagne et je n’ai plus eu de ses nouvelles. Il avait 18 ans et il construisait des cerfs-volants sur lesquels était inscrit “I Love Afghanistan”.
Exposition-vente Refuge(s), du 9 au 13 novembre 2016 de 11 heures à 19 heures chez Marchand-Mercier, 18, rue Saint-Louis-en-l’Île, IV Paris. Et jusqu’à Noël sur le site de crowndfunding Hello Asso où les tirages sont proposés à partir de 25 euros, juste ici.