Quentin Houdas est parti à la rencontre de migrants faisant partie de la communauté LGBTQ+. Il nous livre les parcours de sept hommes ayant fui leur pays pour trouver refuge en France. Sept histoires poignantes.
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J’ai commencé cette série au moment des débats enflammés sur la légitimité de la France à accueillir les personnes que l’on appelle, vulgairement, “migrantes”. Ce mot fourre-tout, indéfinissable, contient ceux qui fuient la guerre, ceux qui s’échappent de la misère et ceux, violentés aux quatre coins du globe à cause de leur orientation sexuelle, qui espèrent trouver ici une terre d’accueil.
Comme tant d’autres, ces derniers ne sont pourtant nulle part une menace ; la violence dont ils sont victimes est un symbole de ce que peut produire l’humanité de plus hideux, dégradant et humiliant. Il m’a semblé important, sinon nécessaire, que nous nous intéressions vraiment à ces personnes dans le cadre d’une action commune. Car il ne s’agit pas dans cette démarche de faire un portrait flatteur et de se retirer.
Il y a eu la rencontre, la discussion, l’élaboration ensemble de l’image et de l’écrit, le besoin d’établir un rapport de confiance ; il y a eu la nécessité d’humaniser, de donner à voir et à lire des parcours parfois douloureux. Il y a maintenant l’amitié et la conviction que l’ignorance, ici et ailleurs, ne peut que servir les intérêts du malheur et de la désolation.
Omid : “Il est tabou de vivre en Iran”
J’ai tiré deux fois le portrait d’Omid, un jeune réfugié venu d’Iran. La première fois que je l’ai photographié, en avril, il espérait être accepté à l’École des beaux-arts de Paris. C’est chose faite depuis la fin du mois de mai. Il pose donc une seconde fois et nous parle de son quotidien.
“Je travaille sur la représentation de la figure humaine. J’ai commencé en Iran, mais comme il y est interdit de représenter le corps humain, je travaillais clandestinement. On nous apprend à recopier inlassablement de grands artistes iraniens validés par les autorités. Du coup, il n’y a pas de créativité, tout est encadré. Si je n’avais pas bénéficié de la bienveillance de l’un de mes profs, j’aurais certainement été arrêté et peut-être condamné à mort.
En Iran, tout le monde se mêle des affaires du voisin, la liberté n’existe pas en public. Par exemple, si tu te promènes avec une fille et que vous semblez intimes, on risque de vous contrôler, de vérifier que vous êtes mariés ou de la même famille. Si ce n’est pas le cas, on vous embarque. En privé, les jeunes font la fête, on boit de l’alcool, on danse, les filles retirent leur voile, on écoute de la musique ; je n’ai d’ailleurs pas perçu tellement de différences en arrivant en France.
Seulement, en Iran, tout cela reste interdit. Si le voisin est en mauvais termes avec vous et qu’il entend la musique, il peut vous dénoncer et la police intervient, elle fouille l’appartement et vous emmène.”
Une phrase reviendra plusieurs fois dans sa bouche, glaçante : “Il est tabou de vivre en Iran.“
Tandis que nous marchons, j’évoque son orientation sexuelle et ma fausse naïveté a l’air de l’amuser un peu.
“Si tu n’es pas en couple – hétérosexuel – après 25 ans, tu deviens suspect. On va te poser des questions et s’introduire dans ta vie privée. Ce n’est pas normal, les gens commencent à avoir un doute, tu subis des pressions et c’est de plus en plus invivable pour toi. Du coup, les homos se résignent à vivre seuls à jamais, ou se marient, ils font semblant.
Si on découvre que tu es homo, alors on te tue par pendaison, immédiatement. Quand mes parents ont découvert que je l’étais, mon père a menacé de me couper le sexe. Au mieux, nous sommes vus comme des malades ; une fille qui était tombée amoureuse de moi, compatissant sur ma condition, m’envoyait des articles de médecine en espérant me guérir.
Il n’y a pas longtemps, j’ai annoncé mon homosexualité à des amis français, je tremblais, j’étais tétanisé, j’avais très peur de les perdre. Ils m’ont répondu que ça avait autant d’intérêt que de parler d’un match de foot. Maintenant, je me sens bien. Je me promène paisiblement, je travaille librement, je n’ai plus peur des gens et je n’ai plus à m’organiser en fonction de mes angoisses.”
Ihab : “La meilleure invention française, c’est la laïcité”
Ihab est un réfugié de 32 ans. C’est un garçon athlétique, vif, positif et sensible qui s’est fait tatouer “Peace and Love” en hébreu sur l’épaule gauche. Il a quitté son pays, la Jordanie, à cause de l’impossibilité pour lui d’y mener une vie paisible. Il est musulman et homosexuel : si l’homosexualité n’est pas interdite dans le pays, malheur à celles et ceux qui en témoigneraient au grand jour.
Nombreuses sont les brimades et les humiliations de toutes sortes, sans compter des disparitions soudaines de personnes jamais retrouvées. Il a connu bien des pays : la Jordanie où il est né, le Qatar où il a vécu et travaillé, la Suède, aussi, mais c’est en France qu’il aimerait passer sa vie et c’est le pays dont il souhaite acquérir la nationalité. Quand je lui demande pourquoi il a ce désir, son regard pétille :
“Ici, j’ai été parfaitement accueilli, j’ai des droits sociaux, je peux reprendre des études, avoir une nouvelle vie, complètement libre. Je vais m’inscrire à l’université puis monter un business pour aider les réfugiés et contribuer à l’économie française. Mais avant, je dois prendre un second prénom, français. J’ai choisi David, ça fait juif, je suis musulman, mais je m’en fiche.”
J’en viens à évoquer ce sujet et lui fais remarquer que certains ici mettent en doute la compatibilité de l’islam avec les valeurs de la France. Il me regarde avec des yeux ronds – visiblement, il ne s’était jamais posé la question – et me répond :
“Déjà, la meilleure invention française, c’est la laïcité. Ici chacun peut croire ou ne pas croire, personne n’est jugé ni forcé. Moi je vais prier parfois à l’église, parfois au temple et parfois à la mosquée. Si on est croyant, on a le même dieu, il n’y a pas de raison de nous séparer. Il n’est écrit nulle part dans le Coran – j’ai déjà posé la question à un imam – que l’homosexualité est interdite ; ceux qui interprètent les versets de cette manière sont extrémistes et soutiennent des politiques violentes.
La plupart de mes amis sont musulmans et homos, certains sont très pratiquants et font leurs cinq prières par jour. L’un d’eux rentre tout juste du pèlerinage à La Mecque. J’aime tellement les gens et suis tellement curieux de les connaître que je refuse tout ce qui pourrait nous diviser.”
Taftalmiss : “Au moment où je lui tendais la main pour le saluer, il m’a envoyé son poing dans la figure”
Taftalmiss fait partie des premiers réfugiés que j’ai photographiés. C’est en multipliant les rencontres que je me suis aperçu de la nécessité de rédiger leurs témoignages ; j’ai donc repris rendez-vous avec lui et nous avons discuté, autour d’une bière, de sa situation passée et présente.
“Le 24 octobre 2012, j’ai quitté l’Algérie, c’était devenu une nécessité. J’y avais une relation avec un garçon qui s’est fait humilier et tabasser, et j’ai compris que je risquais ma peau si je restais. J’ai préféré poursuivre mes études en Russie, car je savais que j’y aurais plus de liberté.
Mais j’ai commencé à déchanter au bout de la deuxième année en découvrant l’homophobie russe. J’ai vu des amis transgenres se faire agresser sans raison à Saint-Pétersbourg : si on t’agresse, les flics ne prennent pas ta défense, ils détournent le regard, s’en vont.
J’avais à cette époque une bonne relation avec une personne que je fréquentais au quotidien. Un jour, il m’a agressé, juste parce qu’il avait découvert que j’étais gay. Au moment où je lui tendais la main pour le saluer, il m’a envoyé son poing dans la figure.
Je suis arrivé en France le 25 août 2015. Une semaine après, je faisais ma demande d’asile et j’obtenais le statut de réfugié un an plus tard. En ce moment, je cherche un emploi dans l’exploitation des gisements pétroliers, j’ai repris le sport que j’avais délaissé, j’ai aussi passé mon permis en économisant sur mon RSA. Jusqu’alors, je n’avais pas trop de problèmes d’argent, car j’étais hébergé chez une vieille dame contre services.
Depuis mai 2017, je vis chez mon copain, un Chinois étudiant en école de mode. Nous vivons comme un couple normal, c’est une délivrance ; lui comme moi nous sentons en sécurité.”
Ioura : “Si la guerre éclate, je défendrai la France, ce pays que je considère être le mien”
Ioura me donne rendez-vous sur une jolie petite place du quartier de Saint-Germain-des-Prés. Il est à l’aise devant l’appareil photo, la séance lui rappelle ses 16 ans quand il était mannequin en Géorgie. Il en a aujourd’hui 27 et est arrivé en France en 2010. Nous enchaînons plus de poses que prévues et, le temps étant particulièrement doux, je lui propose de me raconter son histoire à la terrasse d’un café du boulevard Saint-Germain :
“J’ai quitté la Géorgie avec mes parents. Mon père avait un business au pays mais, un jour, il a refusé de payer la mafia qui règne absolument partout. Les types ont débarqué chez nous et ont tout cassé, nous compris.
Mon père s’est retrouvé à l’hôpital, il a voulu porter plainte, mais comme tout le monde se connaît dans notre petite ville et que la police et la mafia font cause commune, on l’a prévenu qu’il serait vite retrouvé. Alors, on s’est enfuis pour venir en France, je ne sais pas trop pourquoi ce pays, peut-être parce que c’était le meilleur endroit pour recommencer une vie. En tout cas, c’est ce qui se dit en Géorgie.
D’une certaine manière, ça m’arrangeait de partir, car mon homosexualité ne me permettait plus de vivre normalement. Depuis que nous sommes arrivés ici, mes parents vivent en foyer, ma mère travaille 7 heures par semaine et mon père a le cœur et le dos en trop mauvais état pour espérer reprendre une activité, ils n’ont que 42 ans. […]
À un moment, j’ai passé sept mois dans la rue, je dormais sur les quais du métro. Maintenant, je peux survivre n’importe où, je sais quels sont les meilleurs cartons pour avoir moins froid la nuit, ce sont ceux pour transporter les légumes. À cette époque, je fréquentais régulièrement les foyers pour SDF où je proposais systématiquement mon aide ; j’y ai fait la cuisine, des travaux, de la peinture…
Maintenant, si je suis dans la galère, je peux téléphoner à des gens qui me font confiance et qui m’aideront. […] J’aimerais obtenir la nationalité française, car je me sens totalement imprégné par la culture française. Tous mes amis sont nés ici, j’ai grandi ici avec eux et, si la guerre éclate, je défendrai ce pays que je considère être le mien.”
Mena : “Comme quoi, l’intolérance n’a pas grand-chose à voir avec le milieu social“
Mena est un Égyptien de 34 ans. Il m’a donné rendez-vous en face du musée Beaubourg, à Paris, un bâtiment qu’il me dit trouver “très beau avec son esthétique industrielle, pleine de replis, de tuyaux, comme une sorte de bazar organisé qui [lui] correspond assez bien”. Il fait chaud et c’est bruyant, il y a foule. Nous décidons de discuter tranquillement autour d’un café après la séance photo.
“Avant d’arriver en France, en octobre dernier, j’ai été professeur pendant quatre ans avec de jeunes enfants. Tout se passait bien jusqu’à ce qu’une collègue que je considérais comme une amie a révélé à tout le monde mon homosexualité. Je n’ai jamais compris pourquoi. Quoi qu’il en soit, quelques jours après, des parents d’élèves ont fait pression pour que je sois licencié. La direction m’a menacé de m’accuser de pédophilie si je ne partais pas par moi-même. […]
L’homosexualité n’est pas explicitement interdite mais extrêmement mal vue et toujours réprimée. Si tu vas porter plainte, on t’accusera de tout et n’importe quoi et tu auras ta tête et ton nom dans les journaux. Quelle que soit la situation, s’il y a un gay dans l’affaire, ça sera lui le coupable et il n’aura aucun recours.
Les homos se cachent, c’est très dur de se rencontrer entre nous ; souvent, tu sais que le garçon en face de toi l’est mais ni lui, ni toi, ne se révélera. On a trop peur. Là on parle des homos, mais nous ne sommes pas les seuls concernés.
Depuis la révolution, le pouvoir cherche l’épuration, toutes les minorités et les marginaux sont montrés du doigt et systématiquement condamnés. Ce n’est pas plus joyeux pour les femmes. Les veuves ou les femmes divorcées se font traiter de putes si elles ne se remarient pas rapidement.
[…] Moi, je cumule, je suis chrétien, homo et séropositif. Avec cette maladie, il est impossible de se soigner en Égypte, les médecins refusent de te toucher et les hôpitaux ne te reçoivent pas. Il fallait vraiment que je m’en aille.
J’ai décidé de venir en France même si j’avais entendu que vous aviez des problèmes avec les homosexuels et les migrants. Quand je suis arrivé, j’étais effrayé, je n’ai pas trop un physique européen et je m’apprêtais à devoir continuer à me cacher… En fait pas du tout !
[…] Pour l’instant je perçois une aide de l’État de 340 euros et un peu de soutien de mes parents ; ma famille fait partie de la classe aisée du Caire. Ils n’acceptent pas mon homosexualité mais préfèrent me savoir en sécurité. Ma relation avec eux ne va pas plus loin. Comme quoi, l’intolérance n’a pas grand-chose à voir avec le milieu social.”
Malik : “Je préfère mourir ici que de retourner là-bas”
J’ai fait la connaissance de Malik [le prénom a été modifié, ndlr] il y a plus d’un an. Il est sénégalais, venu en France pour échapper aux violences dont sont encore victimes les homosexuels en de nombreux endroits. Je ne l’ai jamais vu serein. Il me raconte ses nuits courtes et incommodes, devenues obsédantes, ses angoisses et, plus que tout, l’effroi d’un possible retour au pays. Car il n’est nulle part en sécurité, pourchassé où qu’il aille, chez lui et ici. Malik est sans cesse sur les routes, à la recherche d’un soutien juridique, d’un travail, ou pour remplir des dossiers administratifs.
“J’ai maintenant une quarantaine d’années et je viens d’un village au Sénégal. À 18 ans, comme beaucoup de jeunes, je quitte mon village pour rejoindre la capitale, Dakar, et y apprendre la couture. À 26 ans, les choses roulent bien : j’ai un associé avec lequel je gère un atelier composé de trois employés et nous organisons des défilés jusqu’à Pékin. […]
En cachette – car l’homosexualité est sévèrement punie au Sénégal –, je me suis mis en couple avec mon associé. Malgré ce risque, il n’y a aucune raison que je quitte mon pays, j’y suis heureux et tout semble aller pour le mieux. […]
Des rumeurs faisant état de ma liaison avec mon associé viennent aux oreilles de la mère de mon enfant. Alertés, ses trois frères défoncent un soir la porte de mon appart. Les voisins, massés en foule, sont rapidement prévenus : il y a un homo dans le quartier.
Ils arrivent de toute part, s’ajoutent au tumulte et même le chef de quartier, celui qui est chargé du bien-être de la population, prend part aux violences. Quand on découvre un homosexuel au Sénégal, ou un bisexuel, c’est un événement très grave, souvent médiatisé, avec bien plus d’importance qu’un meurtre.
Mes assaillants décident de m’enfermer chez moi, avec mon copain, en attendant le pick-up de la police. Quand on nous sort de l’appartement, la foule chante, nous insulte, crie, hurle “à mort !”. Dans le camion, la police nous force à nous allonger pour mieux nous humilier en nous piétinant. Nous ne serons plus jamais en sécurité.
Arrivés au commissariat, on nous installe dans une cellule dans laquelle sont déjà enfermés plusieurs malfrats. Ces derniers s’opposent vigoureusement à notre présence : il est hors de question pour eux de partager leur espace avec des homos. Face au risque de violence, on nous fait dormir derrière le comptoir. On y passe trois jours. […]
Pendant quatre ou six mois je vis donc ailleurs. Un soir, par hasard, je croise une personne de mon précédent quartier. Il m’agresse, me brise le pied, me casse une dent, et la foule se joint à lui… Il continue à me tabasser, c’est interminable. Euphorique et contenté, il me laisse au sol, inanimé, baignant dans mon sang, me croyant enfin mort.
J’ai passé trois jours à l’hôpital dans le coma. Le jour de ma sortie, un médecin m’avertit que mon nom est cité à la radio, qu’on parle de moi partout dans le pays et que, de nouveau, la foule me traque.
Cette fois-ci, elle s’assurera que je ne puisse plus jamais me relever, elle souhaite que ça soit définitif. Elle veut ma mort. Je quitte aussitôt Dakar pour rejoindre mon copain. Ensemble, nous organisons mon départ pour l’Europe ; je n’ai jamais souhaité me séparer de mon pays, mais c’était devenu une question de vie ou de mort.
En 2015, j’arrive en France. Je n’y avais jamais mis les pieds, j’en connais à peine la langue, je balbutie quelques mots et je lis très mal, ce n’est pas suffisant. Ici, je suis ce qu’on appelle un “illettré”. Jusqu’à peu, je travaillais illégalement dans une discothèque. J’y étais trois nuits par semaine, pendant dix heures chaque nuit. Je ramassais les verres, nettoyais les déchets, les sols, pour 600 euros par mois. […]
Quand tu es dans ma situation, tu dors mal et tu es constamment angoissé ; tu n’es jamais reposé, jamais serein. Dans ces conditions, comment avancer ? Aujourd’hui, je ne trouve plus de travail, c’est dur, vraiment dur. […]
J’ai fait une demande d’asile, mais la situation n’est pas toujours évidente à expliquer et le juge à droit de vie ou de mort sur toi. S’il te croit, tant mieux, tu vas pouvoir respirer et imaginer un avenir paisible. Par contre, s’il ne te croit pas, on te renvoie chez toi et là, que va-t-il m’arriver ? Je vais mourir, franchement.
Je vis en foyer et passe mes journées à remplir des papiers, à me déplacer pour régler des formalités administratives, j’accumule les amendes dans les transports ; je n’ai aucun moyen de payer, je ne possède rien.
Je ne parviens pas à me défendre devant le juge. Que répondre quand on me déclare : “Je ne crois pas en ton homosexualité ! Pourquoi es-tu devenu homosexuel à ton âge ?” J’ai récemment reçu une obligation de quitter le territoire français. Je suis vraiment dans la merde. […] Je suis venu en France pour retrouver ma dignité et je préfère mourir ici que de retourner là-bas.”
Viktor : “J’ai été torturé toute la nuit, ils avaient prévu de me tuer”
Viktor a 33 ans, est ukrainien et coiffeur, et est arrivé en France il y aura bientôt deux ans. Quand j’arrive chez lui, il est en train d’appliquer une coloration sur une dame qui semble être une cliente régulière. Alors que j’installe mon matériel, elle entame la conversation. Elle est russe et a le statut de réfugiée politique. Son mari a disparu il y a huit ans après avoir reçu des menaces au sujet de son commerce que l’État convoitait : sa voiture a explosé, sa maison a été incendiée.
Un jour, il est monté dans un camion blanc et elle n’a jamais plus reçu de nouvelles. Elle espère qu’il s’est enfui et qu’il a préféré disparaître pour ne pas mettre sa famille en danger. Viktor, qui prend des cours de français depuis son arrivée, me traduit notre conversation. Pendant que je fais son portrait, je lui demande de me raconter son histoire :
“Je suis en France parce que mon homosexualité ne m’a valu que des problèmes en Ukraine. Un soir, j’avais rendez-vous chez un homme avec lequel je m’entendais bien mais que je ne connaissais pas encore tout à fait. Je pensais que nous ferions davantage connaissance et passerions une bonne soirée.
Mais quand je suis entré, il a immédiatement verrouillé la porte derrière moi et cinq inconnus sont apparus par une autre. J’ai été torturé toute la nuit, ils avaient prévu de me tuer. J’ai réussi à m’échapper et à trouver un policier auquel j’ai tout raconté. Je lui ai montré l’appartement, donné le numéro de l’étage, de la porte. J’étais couvert de blessures, mais il a considéré que j’étais bourré ou drogué.
Finalement, il m’a emmené au poste pour qu’enfin je dépose plainte. J’ai attendu seul six heures durant, sans aucun soin. […] J’ai dépensé énormément d’argent pour constituer un dossier et faire appel à une avocate. Il y a eu plusieurs confrontations entre mon agresseur et moi et, finalement, il a été condamné à quatre ans de prison.
Le problème, c’est qu’il connaissait du monde et qu’il a voulu se venger. J’étais parti vivre à Kiev mais je recevais des menaces. Une nuit, alors que je rentrais chez moi, quelqu’un m’attendait pour me tabasser. Heureusement, j’ai pu m’enfuir à temps.
Psychologiquement, j’ai commencé à aller de plus en plus mal et à devenir paranoïaque. Je n’avais plus aucune solution pour écarter le danger. J’en ai parlé à un ami habitant Metz, qui m’a tout de suite proposé de m’héberger le temps que je constitue un dossier pour ma demande d’asile.
Au bout d’un an, j’ai pris un train pour Paris où je comptais trouver du travail. J’ai bossé dans un salon de coiffure du Marais avec des horaires de dingue, je finissais parfois à une ou deux heures du matin. Je ne connaissais pas mes droits et on me dit souvent que je suis trop gentil, alors je me suis fait avoir.
[…] Je pensais qu’en France, il n’y avait pas ce genre de comportement, que la loi était bien mieux respectée ou, en tout cas, que je serais mieux protégé. En fait, j’ai surtout l’impression d’être seul. Quand tu arrives et que tu es dans ma situation, il n’y a personne pour t’aider, aucun service de l’État.
C’est à toi d’aller chercher les informations, souvent sur Internet, mais comme tu ne connais pas encore bien la langue, tu te fais souvent arnaquer. Par exemple, sur certains forums, des types proposent des cartes Vitales pour 400 euros, et toi tu penses que c’est normal, car personne ne t’a expliqué les démarches légales pour en obtenir une. […]
Alors bien sûr, le côté positif, c’est que je n’ai plus peur quand je mets le nez dehors, et en tant qu’homo, c’est vraiment une libération. Et puis il y a la culture française qui m’entoure et j’aime beaucoup ça. Le pire qui puisse m’arriver c’est quelques moqueries mais je ne me ferai plus tabasser. Moi, je n’ai jamais rien demandé, j’aimerais juste avoir un peu de repos, une vie tranquille, avec un copain. Tout ce qu’il y a de plus banal.”
Vous pouvez retrouver le travail de Quentin Houdas sur son site personnel et son compte Instagram.
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