Par la photographie, ce projet artistique et poignant fait entendre les cris de femmes

Par la photographie, ce projet artistique et poignant fait entendre les cris de femmes

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© Morgane Visconti

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Par Julie Morvan

Publié le , modifié le

Du cri à l’écrit, chaque photo est bouleversante.

“Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit”, affirmait Marguerite Duras dans Écrire. Face sexisme, au patriarcat, aux violences psychologiques et physiques, les femmes ont plus que jamais le besoin vital de se réapproprier leur propre corps, leur parole et leur place dans l’espace public. C’est justement le cœur du projet artistique, participatif et féministe de Morgane Visconti : Les cris tacites.

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Le principe de ce projet fort et engagé : mêler témoignages, photographies, textes poétiques et collages. Toujours en cours de réalisation depuis sa création en 2019, Les cris tacites a déjà fait participer quarante femmes. Chacune s’exprime intimement sur des expériences vécues ou des drames subis, à cause de leur genre : viol, pédocriminalité, agression, harcèlement, sexisme, violence psychologique, machisme ordinaire et domination patriarcale.

© Morgane Visconti

“POURQUOI TU CRIES HARMELLE ?

Pourquoi toujours essayer de faire bonne figure ?

Pourquoi toujours vouloir avancer en s’infligeant un sourire ?

Comment faire comprendre et expliquer un mal être ?

Comment avancer malgré ce poids qui compresse et étouffe son être ?

Je ne suis pas parfaite, je ne le serai jamais et je le sais.

Ce masque qui orne mon visage me sied si bien qu’il est parfois impossible de l’ôter.

Dans cet océan de visages si distincts qui souvent me jugent sans me connaître,

J’ai souvent souhaité être invisible, disparaître.

Aujourd’hui je crie. Je crie car trop souvent j’ai voulu effacer ma douleur.

Ces cris ne vous sont pas adressés, ces cris sont un moyen de me rappeler qui je suis.

Ces cris m’offrent une main tendue vers moi. Main que je me tends à moi-même.

Longtemps j’ai pensé que c’était normal que je ne méritais rien d’autre que ces regards compatissants et intrusifs, sans pour autant oser.

Oser dire ‘Stop’, je suis au-delà de ce que vous me renvoyez.

Voyez et comprenez ma présence dans cette maladresse empreinte de rage et de douceur.

Voyez et regardez enfin au-delà de ce masque sans expressions parfois, l’être aimant et fragile qui le porte.

Texte : Harmelle Bouanga, 2020.”

Les cris dans tous leurs états

La force de ce projet artistique réside tout autant dans son sujet que dans son traitement pluridisciplinaire : Morgane Visconti multiplie les formes d’expression poignantes. La première étape consiste en un échange intime entre deux femmes, discutant de leur condition féminine et de leur vécu.

Ensuite, l’artiste immortalise chacune d’entre elles poussant un cri en pleine rue. Au départ, c’est elle-même qui choisit le lieu, puis elle laisse les modèles élire leur quartier de prédilection. Les photographies sont retouchées et complétées par un effet de fumée et d’explosion, rendant le son visible. “La fumée est aussi un rappel des femmes sacrifiées lors de la période de la chasse aux sorcières entre le XVe et XVIIe siècle en Europe”, précise la photographe.

© Morgane Visconti

“POURQUOI TU CRIES AURORE ?

J’ai commencé à crier à 29 ans.

Oui, avant je n’avais jamais osé.

J’avais peur que l’on me prenne pour une folle.

Il faut dire que bercée dans un monde où ‘une petite fille en colère, c’est pas jolie’, je me suis appliquée à être une petite fille sage.

Pourtant ce cri, il m’aurait sauvée à l’âge de 7 ans.

Avec les années, ma colère s’est transformée en rage. Cette rage, elle rongeait mon corps à petit feu. Je n’avais plus le choix, il fallait que je sorte de mon silence. Alors, j’ai crié. Un cri puissant et grave est sorti de mes entrailles. LA LIBÉRATION !!!

Aujourd’hui, je ne suis plus sage. Je suis à la fois douce et sauvage et plus personne n’achètera mon silence. Je crie aussi pour tous les enfants et toutes les femmes qui n’osent pas crier.

Texte : Aurore Laronze, 2019.”

© Morgane Visconti

Puis survient la même question qui lie chaque œuvre : “Pourquoi tu cries ?” La réponse est apportée grâce à la rédaction de textes poétiques ou de témoignages se concentrant sur une extériorisation, pour atteindre une libération totale par les cris puis par l’écrit. C’est une écriture libre : chacune choisit d’écrire sur le sujet qu’elle souhaite extérioriser.

Les textes sont ensuite enregistrés par les “crieuses” afin de parachever le cycle du cri à l’écrit. Enfin, ces œuvres sont exposées dans l’espace urbain grâce à des collages et des pochoirs, réalisés sans autorisation car répondant à des finalités militantes, en faveur du droit des femmes. L’espace privé fait place à l’espace public.

La thérapie du cri

Cette idée d’un cri brut, poignant et parfois violent, Morgane Visconti la tient notamment de la thérapie du “cri primal”, mise en place par Arthur Janov en 1967. Lors de l’exercice du hurlement en pleine rue, dans l’espace public, les participantes au projet se concentrent sur une émotion, un souvenir précis, ou au contraire lâchent prise et se dépassent. “Certaines pleurent, d’autres rient, toutes en retirent un bienfait”, constate-t-elle.

© Morgane Visconti

“POURQUOI TU CRIES MARINE ?

Je crie pour renouer avec certaines parts de moi-même, pour renaître encore une fois.

Pour me rassurer, ne pas oublier que je suis en vie.

Pour défier les doigts réprobateurs et les sourcils froncés, penchés au-dessus des jeunes années.

Je crie pour rencontrer et apprivoiser ma part animale. Pour réapprendre à parler.

Pour sentir que tout se joue dans l’instant. Ni avant, ni après.

Je crie pour jubiler de l’avoir fait. Pour effleurer un semblant de liberté. Entrevoir un fleuve de possibilités.

Je crie pour imaginer ou voir la tête de quelques surpris. Je crie parce que c’est interdit.

Je crie pour faire désordre, assommer la bienséance, sortir de l’errance.

Pour faire s’écailler le vernis lisse.

Je crie en réponse à l’inacceptable.

Texte : Marine, 2019.”

L’artiste constate six émotions majeures ressenties (seules ou mêlées) dans cette expérience cathartique : la douleur, la colère, la tristesse, la peur, la joie et le plaisir. Elle exclut en revanche la peur ou la douleur, ce cri n’étant pas spontané mais exprimé a posteriori.

L’idée est donc d’accepter ses émotions, de s’exprimer librement, mais aussi de dépasser un interdit et de susciter une réaction. “Cet événement qui, dans un premier temps, pourra être perçu comme un signal d’alarme et rassembler ou non des gens, ouvre par la suite un dialogue et une réflexion autour de la question des droits des femmes”, explique Morgane Visconti.

© Morgane Visconti

“POURQUOI TU CRIES NADIA ?

Je crie du plus profond des entrailles de la terre.

Bien ancrés dans le sol, mes pieds stabilisent leurs appuis et je sens mes longues racines pénétrer l’humus et s’enfoncer jusqu’au noyau qui palpite.

Les tressauts et sursauts de son cœur font jaillir la lave qui remonte et bouillonne dans mon bassin, siège de l’être, et tourbillonne rouge dans mon ventre qui porte en lui les mémoires cicatricielles de nos blessures.

Et comme un geyser brûlant, elle vomit peur, rage et désespoir et déchire ma bouche.

À ce moment là, je suis toutes.

Je crie pour toutes.

Je crie pour toutes celles que l’on n’entend pas.

Je crie pour toutes celles dont les lèvres entrouvertes ne hurlent que du silence.

Je crie pour toutes celles qui d’épuisement se sont tues.

Je crie pour toutes qui sont mes sœurs. Je crie les frémissements, les secousses et la douleur de notre terre bouleversée.

Puis, mon ventre respire.

Doucement et profondément, il respire encore au rythme de la force.

C’est la puissance du dedans que j’invoque. Et c’est l’espoir qui jaillit.

C’est la conscience qui se déploie et vibre plus grand que moi qui me souffle que nous avons besoin de la rage qui ne se soumettra pas.

La brèche est ouverte et nous sommes des montagnes.

Le sourd rugissement qui sort de nos entrailles n’attend plus d’écho.

Il vibre de sa force propre et vous ébranlera longtemps encore et avec constance tant que justice et réparation ne seront faites.

Notre soif de paix nous transforme en torrents dans lesquels nous nous désaltérerons les unes les autres.

Texte : Yaya Bela, 2020.”

Une démarche militante profondément féministe

La séance photo du cri provoque parfois un échange avec les passant·e·s ou habitant·e·s d’un quartier. Ces dernier·ère·s peuvent s’identifier au projet, lancer une discussion, un débat ou un questionnement. “Ma stratégie de déploiement dans l’espace urbain, dès mes premiers collages, était : envahir un espace, un quartier, une place, cerner les passant·e·s afin qu’ils et elles ne puissent éviter les cris des femmes”, précise l’artiste, dont les inspirations vont de Niki de Saint Phalle à Miss Tic., en passant par Cindy Sherman et Louise Bourgeois. Aujourd’hui, il n’est pas toujours question d’envahir un quartier tout entier de collages, mais de parfois coller ces photos dans des rues portant des noms de femmes et de saintes.

À travers ses œuvres bouleversantes de sincérité, Morgane Visconti aborde plusieurs questions liées à la condition féminine : le droit à l’expression des émotions, comme la colère, au-delà du cliché de la “femme hystérique” ; le droit de prendre de la place et de faire entendre sa propre voix, pour se réapproprier les discours médiatiques et la représentation de la femme dans l’espace public. L’occasion de redéfinir les normes esthétiques sur l’âge et le corps, bardées de stéréotypes.

© Morgane Visconti

“POURQUOI TU CRIES MELISSA ?

Je crie

pour cet instant,

pour bouillir,

pour frémir,

pour laisser l’eau exploser en air.

Je crie

pour cette demi-seconde

où tout me submerge,

où tout vacille

pour que la gravité dégoupille.

Je crie

pour cette évidence,

où rien ne se pense,

où rien ne se fige,

et pour embrasser ce savoureux vertige.

Texte : Mélissa Martinez, 2020.”

Les cris tacites aborde aussi la représentation d’une souffrance et de violences de toutes sortes, notamment les violences patriarcales, subies et non entendues, mais aussi la sexualité, le refus de l’excision, le droit à la jouissance et la libération sexuelle, plus généralement. Une lecture “secondaire” de l’œuvre, précise Morgane Visconti, mais “cependant essentielle”.

“Combien de cris contenus, retenus ? Combien de cris étouffés dans des coussins durs ou molletonnés ? Combien de cris au creux des ventres muselés ? Cri de vie, cri de désespoir, cri de colère, cri de joie, cri de rage, cri de guerre, cri de révolte, cri de douleur, cri d’amour, cri du cœur. Combien de cris interdits ou permis ? Combien de cris muets, honteux ou assumés ? Combien de cris pour l’humanité ? Combien de cris pour les femmes ?”

© Morgane Visconti

“POURQUOI TU CRIES MARJORIE ?

Je ne sais pas.

Ce n’est pas une habitude.

J’ai plutôt tendance à murmurer,

voire même à me murer dans un verbe muet.

Et pourtant il y a la révolte.

C’est rare.

J’ai plutôt envie d’écrire ou de courir,

partir et errer sur des chemins incertains.

Et pourtant il y a l’amour.

C’est différent.

Je passe plutôt par le corps et l’effort,

j’inspire légèrement et j’expire en secret.

Et pourtant il y a les incompréhensions.

C’est pour le jour où nos regards se sont croisés,

pour tous ces instants où les mots sont intolérants,

pour toutes ces fois où je n’ai pas su dire

ni la colère, ni l’amour, ni le doute, ni la peur, ni la joie.

C’est aussi chaque mois quand ça afflue,

dans les regards passagers et sur les mains permissives,

c’est à chaque fois qu’ils se donnent le droit

de haïr, de désirer, de rejeter, de juger, d’imposer, de détruire, de contrôler.

Je ne sais toujours pas.

Sur mon corps, alors, déjà tous ces cris.

C’est pour cela que j’écris. Encore.

J’ai lu un jour que ‘si on veut transmettre quelque chose dans cette vie, c’est par la présence bien plus que par la langue et par la parole’.

Il est peut-être temps d’unir des solitudes éteintes, des voix affaiblies, des peaux qui brûlent, des corps qui suintent, des mains qui agrippent, des pieds qui foulent, des foules qui grondent,… des cris tacites.

Texte : Marjorie Stocker, 2019.”

© Morgane Visconti

“POURQUOI TU CRIES PATRICIA ?

Je crie telle l’enfant expulsée de l’eau de sa mère, tentant d’apprivoiser l’air du monde, pour me (re)donner naissance.

Je crie pour faire éclore le bourgeon au fond de mon ventre.

Je crie pour que chacun de ses pétales se déplie sur les vibrations de mes hurlements.

Je crie pour que ce lotus rhizomant jusqu’à la boue de mes tourments vienne s’épanouir radieux à la surface de ma délivrance.

Je crie pour que les fruits de ce lotus sèment leurs akènes d’apaisement au cœur de mes sœurs d’âme, de mes âmes-fleurs.

Je crie pour noyer les maux dans l’eau des mots de mon ventre-rédemption.

Je crie.

J’écris.

Texte : Patricia Houéfa Grange, 2019.”

© Morgane Visconti

“POURQUOI TU CRIES DANAE ?

Parce qu’au début j’ai peur de crier.

J’imagine que je crie d’impuissance,

Comme dans ces rêves où la voix ne sort pas,

L’image aura peut-être plus de poids,

Pour faire sortir ce qui est lourd,

Ce qui me ronge à l’intérieur,

Parce que c’est tout ce qui reste,

D’animal, de primaire,

Et qui ne s’exprime qu’en un cri, viscéral, et enfin vrai.

Pour ne plus se retenir, lâcher prise,

Perdre momentanément le souci de l’autre,

Se retrouver.

Parce que c’est en criant que je réalise à quel point c’était nécessaire.

Texte : Danaé Monnié, 2020.”

© Morgane Visconti

“POURQUOI TU CRIES ANNE-ISABELLE ?

Je libère mes cris étranglés.

Je crie l’impuissance de ma patience.

Je crie mes morceaux de cœur éparpillés.

Je crie les terreurs de mon enfance et les fureurs d’aujourd’hui.

Je crie du haut de la montagne que j’ai gravie et pour me donner le courage et la volonté d’affronter les suivantes.

Je crie pour libérer ce que j’enfouis et montrer la voie aux secrets.

Pour que résonne ce que je tais derrière cette porte à peine entrouverte. Et en couvrir des pages.

Je hurle la douleur de tous ces mots qui m’ont laminée. Et ces mensonges aussi.

Je crie contre ce que vivent mes sœurs. Et pour leur offrir ce qu’il me reste de force. Je hurle pour qu’elles m’entendent.

Je crie pour l’amour et la beauté d’exister.

Texte : Anne-Isabelle, 2020.”