“Quelle est l’œuvre d’art qui décrit le mieux votre dernière relation amoureuse ?” Voilà la question (ô combien profonde) que nous avons décidé de vous poser pour l’un de nos sondages hebdomadaires. Vous avez été nombreux·ses à participer, à vous creuser la tête pour dénicher l’œuvre qui sied le mieux à la thématique imposée, à verser probablement une larme ou à réveiller une ancienne colère. Désolée par avance pour toutes ces émotions que nous avons ravivées.
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Par souci de clarté et au vu de vos réponses variées, nous avons décidé de bien organiser cet article et de séparer trois typologies de réponses et d’œuvres d’art : “chaotic good”, “chaotic neutral” et “chaotic evil”. Nous commencerons par des choses positives histoire de ne pas trop vous perdre, et nous finirons tout en grâce et en douleur. Il vaut mieux vous prévenir (bien que je n’aie pas très envie de limiter votre temps passé sur cet article pour mes statistiques de la semaine) : la dernière partie sera la plus croustillante.
Henri de Toulouse-Lautrec, Le Lit, 1892. (© Musée d’Orsay)
Chaotic good
On commence en douceur, donc, avec Le Lit d’Henri de Toulouse-Lautrec, qui a été cité plusieurs fois et qui doit rendre jalouses certaines personnes rangées dans la catégorie hautement prometteuse des “chaotic evil” (comme moi). J’envie pas mal ce couple paisible, endormi, ébouriffé, se faisant face, sourire aux lèvres. Notons également qu’une variante encore plus douce a été peinte par Toulouse-Lautrec : Le Lit, le baiser. Une chose est sûre : cette relation devait être aussi confortable que le nuage de draps et d’oreillers qui entoure les deux amant·e·s.
Dans un registre plus banal : le fameux Baiser de Gustav Klimt. Votre couple devait se situer dans son cycle d’or, disons les deux premières années d’une relation maximum ; après, ça tend vers le Soulages, ça devient gris, puis noir éclatant mais monochrome, on le sait bien.
Gustav Klimt, Le Baiser, 1908-1909. (© Österreichische Galerie Belvedere)
Permettez-moi d’émettre quand même une critique sur ce tableau – dont je n’ai jamais trop apprécié le mouvement peu élégant : la position de la femme soumise, à genoux, le cou tordu, attrapée par la nuque et s’accrochant à l’homme… Il y a mieux comme étirement amoureux. De surcroît, les deux personnages – représentant Klimt et sa compagne Emilie Flöge – sont vêtus de plaids affreux.
Place à Antonio Canova et sa sculpture Psyché ranimée par le baiser de l’Amour. En voilà un amour sauveur et un ego bien lourd selon si on se projette soi-même dans Psyché ou non – bien connue pour sa beauté extraordinaire, qui effrayait tous ses prétendants. C’est ballot. L’histoire implique une Psyché enfermée par Cupidon dans son grand palais, une mission aux Enfers, un corps puni et paralysé, un interdit transgressé, puis ce baiser de Cupidon qui la réveille. Braver un énième confinement et une tétraplégie pour un bisou, bof.
Antonio Canova, Psyché ranimée par le baiser de l’Amour, 1793. (© Musée du Louvre)
Pour finir dans cette catégorie, le tableau Morning Sun d’Edward Hopper a été évoqué parmi les commentaires. Il dépeint Jo Nivison, la peintre ayant partagé la vie d’Hopper, assise dans son lit, regardant par la fenêtre, d’où s’échappe une lumière chatoyante. Cette peinture symbolise au premier degré l’expérience de l’isolement vécue dans les grandes villes.
Mais dans le contexte d’une relation amoureuse, on peut considérer que l’internaute qui a soumis cette œuvre est célibataire ou l’a été, que cette période était un moment de contemplation solitaire empli de quiétude, d’immobilisme nécessaire, d’introspection et de lumière, d’espoir. On s’y sent bien, non ?
Edward Hopper, Morning Sun, 1952. (© Columbus Museum of Art)
Chaotic neutral
Il n’y a pas plus neutre (et risible) que l’œuvre invisible, intitulée Je suis, de Salvatore Garau, partagée dans l’un de vos commentaires. On peut parler ici d’amour inexistant ou dérobé, teinté d’une forte affirmation de soi. Pour parler d’absence et de rien, le “monochrome de Whiteman” a été mentionné, en référence au sketch des Inconnus : un tableau blanc sur un mur blanc. Efficace.
Une internaute a glissé Le Bassin aux nymphéas, harmonie verte de Claude Monet, en commentant : “C’est beau mais chiant.” Tandis qu’une autre a cité Les Amants de René Magritte : ces deux sujets suffoquant et aveuglés qui continuent de s’aimer, de s’embrasser, de se désirer alors qu’ils ne se regardent même plus et ne se (re)connaissent plus. “On se voilait la face, en refusant de voir non seulement ce que l’autre désirait et ce dont il avait besoin, mais en refusant aussi de voir qu’on n’était pas heureux ensemble, qu’on ne voulait pas les mêmes choses.”
René Magritte, Les Amants, 1928. (© Museum of Modern Art)
On attache une interprétation plus sombre au tableau : le voile qui sépare les amant·e·s de ce baiser langoureux renverrait au suicide de la mère de Magritte. Alors qu’il était adolescent, sa mère s’est jetée dans les eaux de la Sambre et a été retrouvée le visage couvert d’un tissu…
Autre proposition à laquelle nous avons eu le droit : Luxe, calme et volupté d’Henri Matisse. Sous ses faux airs harmonieux, paisibles et solaires, composé d’un bord de lac et de femmes se prélassant, ce tableau révèle quelques défauts de teintes, inélégantes courbes et dissonances de formes.
“C’était un endroit stable qui contenait aussi des discordances. Ces deux rives m’inspirent la manière dont nous nous sommes progressivement éloigné·e·s. Aujourd’hui, je regarde cette relation avec affection, tout comme ce tableau. Et puis, il n’y a que des femmes nues. Inconsciemment, peut-être que cette œuvre annonçait que j’allais ensuite démarrer une relation avec une femme…”, nous confie la principale intéressée.
Jeanne-Claude et Christo, L’Arc de triomphe empaqueté, 2021. (© Stephane Cardinale – Corbis/Corbis via Getty Images)
Nous terminons avec une participation pour le moins originale et très ancrée dans l’actualité : L’Arc de triomphe empaqueté de Jeanne-Claude et Christo, qui n’était pas au goût de tout le monde et dont la communication sexiste fut pointée du doigt. Derrière la symbolique, l’interrogé y voit une sorte d’“amour-vanité” stendhalien, “une image d’Épinal de couple”, une idéalisation, “une idée”, une “mise en scène” monumentale, sur laquelle il mettait un voile, préférant le fantasme à la profondeur.
“C’était une idée, une œuvre d’art, comme l’Arc de triomphe empaqueté, étouffante, qui avait la forme de ce que c’était, mais qui ne l’était pas vraiment. C’était l’idée, la forme, mais pas la chose, et les gens tournaient autour en se figurant ce qui trouvait en dessous, mais moi, je n’étais pas sûr qu’il y avait quoi que ce soit en dessous. C’était l’emballage, mais c’est tout”, nous détaille-t-il.
Nicolas Poussin, Vénus surprise par des satyres, 1626. (© Kunsthaus de Zurich)
Chaotic evil
J’en viens à la dernière partie, sanglante, pleine de souffrance, de destruction et de torture. La plus intéressante, donc, n’en déplaise aux optimistes de l’amour. Commençons par Vénus surprise par des satyres de Nicolas Poussin. Une femme entourée d’hommes se donne du plaisir en pleine nature. “C’était un peu open bar, tout le monde pouvait y venir sauf que je n’étais pas au courant”, commente le participant. Une sombre histoire de tromperie. J’en suis navrée.
L’Île des morts d’Arnold Böcklin a aussi sa place dans notre sélection. En contemplant ce défunt dans son linceul blanc et cette barque approcher une terre désolée et rocheuse, on pense qu’il est question d’un grand voyage, d’un long deuil d’une relation. J’espère que cela va mieux aujourd’hui. On enchaîne avec Le Radeau de la méduse de Théodore Géricault et Saturne dévorant un de ses fils de Francisco de Goya. Dans les deux cas, cette relation fut probablement un sacré naufrage et vous a bouffé·e·s de l’intérieur.
Jackson Pollock dans son atelier de New York, août 1953. (© Tony Vaccaro/Getty Images)
Beaucoup d’entre vous ont mentionné la violence des peintures de Jackson Pollock : un beau bordel de couleurs peu harmonieuses. On se dit souvent que si Pollock avait simplement entamé une thérapie, il n’aurait peut-être pas produit ces œuvres torturées, certes, mais vibrantes.
Assez récente, La Fille au ballon autodétruite, qui a fait scandale lors d’une vente Sotheby’s, a été partagée avec humour. Une histoire d’amour déchu, d’autodestruction et d’innocence perdue. J’imagine aussi que cette relation vous a (littéralement) coûté cher.
Le macabre Cauchemar de Johann Heinrich Füssli nous a été envoyé : une femme endormie s’abandonne dans ses rêves tandis qu’une petite créature diabolique et hideuse assise sur son ventre la domine. Cette peinture en clair-obscur a été analysée tantôt de manière freudienne, tantôt de manière autobiographique. Les spécialistes y lisaient le rejet de la demande en mariage du peintre à son amante, Anna, ainsi que son sentiment d’amour perdu. D’autres y voyaient une représentation parfaite de la paralysie du sommeil, une projection immédiate de son cauchemar.
Johann Heinrich Füssli, Le Cauchemar, 1781. (© Detroit Institute of Arts)
Pour la personne ayant soumis cette œuvre, Le Cauchemar reflète le “spectre de [ses] propres peurs et angoisses”, accentué notamment par la présence de la tête du cheval noir qui sort de l’ombre. “La créature ne représente pas nécessairement l’autre, mais ma peur des relations et l’impact que celle-ci a eu en matière d’écrasement et d’effacement de soi. Notons que la femme est d’une pâleur qui la rend quasi transparente”, conclut-elle.
Je termine cet article par mon choix : la performance Creek d’Ana Mendieta, qui aimait éprouver son corps pour parler de ses traumatismes. Ici, l’artiste cubaine fait corps avec la nature en plongeant nue dans un ruisseau mexicain. Sa silhouette est totalement immergée, ses contours s’effacent, disparaissent, mais sa tête reste à la surface. Sur la berge, on peut distinguer une minuscule tache rouge, probablement une fleur. Malgré l’apparente harmonie, on ne peut s’empêcher de voir un corps mort, noyé, étouffé, immobile, dont la seule libération sera de sortir de l’eau.
Ana Mendieta, Creek, juillet 1974, film Super 8.