À grand renfort de #foodporn #foodie ou #yummy, les photos de nourriture s’imposent sur les réseaux. Pourtant, n’est pas photographe culinaire qui veut.
À voir aussi sur Konbini
La revue vidéo Cinq26 diffusait il y a quelques semaines un documentaire consacré à la photographie culinaire, au sein de sa série Coulisses. D’une durée de 16 minutes (sans voix off), le documentaire nous dévoile les étapes de création de photographies culinaires. Et si les photos de mets gastronomiques ou de junk food sont partout, de nos livres de cuisine aux grands affichages, en passant par les réseaux, ces images en apparence simplissimes résultent de processus longs et souvent fastidieux.
Parce que, pour donner envie, il est souvent nécessaire de rester dans la suggestion plutôt que d’en faire des tonnes. Cependant, ce plat qui semble tout juste sorti du four et aussitôt pris en photo a souvent subi plus de transformations que Gigi Hadid et Kendall Jenner pour leurs couvertures de magazines.
De plus, la photographie culinaire a aujourd’hui souvent d’autres finalités que simplement nous faire saliver. Mêlée à la mode, à l’art ou au design, elle sort de plus en plus des sentiers battus pour régaler nos pupilles.
La photographie culinaire ou l’art cultivé du mensonge
Le magazine en ligne Resource a partagé une liste de certaines des astuces les moins appétissantes des photographes culinaires. Au programme d’un repas qui donne envie : un lubrifiant qui rend la viande brillante, un gel pour cheveux blanc et crémeux remplace le lait onctueux des bols de céréales, la fumée de cigarette permet de donner aux assiettes de pâtes un aspect chaud et fumant tandis que le sel rend les boissons gazeuses mousseuses.
The Guardian présentait une séance de travail avec Kim Krejca, une styliste culinaire :
“Kim […] soudait ensemble deux coquilles de tortilla à l’aide de glu. Mais son travail ne se terminait pas là. Elle a fourré les coquilles avec des éponges cosmétiques sur lesquelles elle a disposé une préparation pour tacos qui semblait délicieuse, à base de bœuf laqué de lubrifiant et des haricots glacés au sirop, persuadée que ses efforts allaient payer.
Le produit fini ne ressemblait pas du tout au piège empoisonné et mortel qu’il était réellement. Cela ressemblait plutôt à un bol de perfection, prêt à terrasser le consommateur pris dans le triste jeu des apparences.”
Entre un poulet cru passé au cirage et un lait crémeux composé de produit capillaire, difficile de savoir à qui faire confiance et par quoi nous sommes vraiment alléchés, victimes de la pub ou de notre gourmandise. De plus, tous les photographes et stylistes culinaires ne travaillent pas de la même manière, entre une publicité pour un burger et la couverture d’un livre de cuisine, les techniques ne seront pas les mêmes et l’impression de fausseté se fera plus ou moins ressentir.
© Kim Krejca
Pour en savoir plus sur la photographie culinaire et le quotidien de ceux qui immortalisent les plats succulents qui nous font saliver, nous avons rencontré deux photographes spécialisés dans l’art culinaire. Nos deux artistes ne traitent pas du sujet de la même manière : le premier mêle la nourriture à la mode et au design, entre autres, tandis que le second photographie de façon plus brute les aliments. Deux méthodologies pour une multitudes de possibilités.
Quand nourriture rime avec art : rencontre avec Pierre Lucet-Penato
Depuis presque dix ans, Pierre Lucet-Penato est installé à Paris. Il a ouvert il y a peu un studio afin d’y faire du portrait, de la nature morte et de la photographie culinaire. Tombé dans la photographie culinaire un peu par hasard, l’amour de la gastronomie et des façons de la photographier semble s’être installé au centre de ses préoccupations.
Cheese | D’où te vient cette fascination pour la nourriture ?
Pierre Lucet-Penato | Je suis venu à la gastronomie par la mixologie, à l’époque ou je travaillais comme barman, en parallèle de mon activité de photographe. Je me souviens comme j’attendais les jours de livraison du frais. Il y avait des agrumes, des légumes, des racines de gingembre, des herbes, des épices. J’ai commencé à mieux cuisiner et à mieux manger à cette époque, et mon regard s’est peu à peu focalisé sur les produits, qui sont à la base de tout.
Comment allies-tu mode et nourriture, la mode fait-elle aussi partie de tes passions ?
Je suis arrivé dans la mode un peu par accident et je me suis mis à couvrir les défilés de mode du côté des coulisses pendant quelques années. Ce qui m’a fasciné, ce sont les similarités qu’il y a entre les cuisines d’un grand restaurant et le backstage de ces défilés. Le cloisonnement entre le public et ceux qui œuvrent pour lui, cette armée d’artisans qui s’affaire dans l’ombre pour que tout arrive à temps, dirigée par un chef (appelez-le directeur artistique ou créateur dans la mode). Les analogies à faire sont innombrables.
Le plus marquant c’est cette phrase, identique aux deux mondes, qu’on entend au moment du coup de feu : “Vite, la 3 est prête ?! On envoie la 3 !” Dans un cas, on parle des plats qui doivent arriver à une table, dans l’autre d’un mannequin qui doit défiler. En studio, j’ai tendance à reproduire cette analogie. Quand on me confie un bijou, je le vois comme l’ingrédient d’une recette, et quand je photographie un fruit, je considère que c’est une pierre précieuse.
Pourrais-tu me parler de la façon dont tu penses tes séances photo et ton stylisme culinaire ?
Depuis que je travaille dans mon propre studio, je veille à ne plus utiliser de nourriture qui serait jetée à la suite de la séance photo. Tout ce que je photographie doit donc être comestible. Cela implique une réflexion un peu plus poussée en amont, et souvent un bon repas après.
Quand je ne suis pas au studio, je préfère shooter directement chez les chefs, dans leurs restaurants : pas besoin de venir avec une grosse équipe, j’essaye de photographier la cuisine du chef le plus simplement possible, fidèlement, sans stylisme ni trompe-l’œil.
Le plus souvent, comme au studio, s’ensuit un bon repas pour manger tout ce qui a dû être cuisiné pour les photos. C’est là d’ailleurs que tu vois la vraie personnalité des chefs, leur culture de l’accueil, leur sens du partage, leur attention au gâchis. Par exemple, la plupart des grands chefs japonais te retiennent à dîner comme si tu étais un client VIP après le shooting. D’autres te convient au staff-meal avec toute la brigade. Je ne parlerai pas, en revanche, de ceux qui balancent tout à la poubelle sous tes yeux, en te disant que de toute façon, c’est froid…
Tu joues beaucoup avec les ombres et la lumière : comment penses-tu la lumière dans tes images ?
Plus j’évolue, plus je me force à n’utiliser que ce qui est “disponible”. Cela vaut pour les produits, qu’on choisit de préférence de saison et locaux, mais aussi pour la lumière et les décors. Avoir un rayon de soleil peut me faire déplacer tout mon set au milieu de la cour pour avoir le bon reflet ou la bonne ombre au bon endroit. Je préfère également me mettre à côté d’une fenêtre quand je shoote dans un restaurant, plutôt que d’amener mes flashs ou mettre les lumières de la salle à fond. Les images prises avec cet état d’esprit ont souvent un petit quelque chose de plus, un supplément d’âme.
Où situes-tu ton travail, a-t-il plus un rapport avec le culinaire ou avec le design et la mode ?
C’est définitivement le culinaire qui “nourrit” [rires] tous les autres sujets que j’aborde.
Y a-t-il des aliments, des ambiances qui t’inspirent particulièrement, ou au contraire des plats, de la nourriture qui te posent problème et que tu ne vois pas comment photographier ?
La nourriture à livrer, c’est pas beau ! Un gros big-up aux coursiers en revanche, eux, ils sont cool à photographier.
Si tu as des conseils pour pimper ses photos de plat, on est preneurs !
Filtre Clarendon, maggle !
La lumière pour sublimer les aliments : rencontre avec Franck Hamel
Franck Hamel est un photographe culinaire, basé à Rennes, qui pratique son art dans un style bien différent de celui de Pierre Lucet-Penato. Ce n’est pourtant pas l’amour de la nourriture qui l’a fait se tourner vers la photographie : il a débuté sa carrière par le photoreportage, après un détour par Hanoï et le Maroc pendant quelques années, avant de s’installer en France il y a plus de quinze ans, et de se spécialiser dans la photographie culinaire.
Cheese | Peux-tu nous raconter comment tu en es venu à te spécialiser dans la photographie culinaire ?
Franck Hamel | Quand je suis retourné en France, en 2010, après l’Asie du Sud-Est et le Maroc, j’ai pris conscience qu’il était difficile de vivre du photoreportage. J’ai toujours été gourmand et gourmet, mais la photographie de studio pure ne m’intéressait pas. Il y avait cependant une vraie demande dans ce secteur. En faisant des recherches, je me suis rendu compte que la lumière du jour était la plus belle des lumières pour sublimer les plats et les produits. J’ai donc essayé d’associer mon savoir-faire du reportage, où il faut sans cesse s’adapter à la lumière du jour, à l’univers de la photographie culinaire.
Quels sont les paramètres à prendre en compte pour photographier de la nourriture ? Est-il possible de sortir son gigot du four et de le prendre en photo, autrement dit, est-ce du “vrai” que l’on photographie ?
Aujourd’hui, nous trichons de moins en moins sur les produits. Je n’aime pas le gaspillage et j’évite au maximum d’en faire lors des prises de vue. Le gigot sorti du four est un très bon exemple. Pour que le plat photographié soit le plus appétissant, il faut le prendre en photo le plus tôt possible, à la sortie du four, car il aura encore toute sa brillance. En refroidissant, il va ternir et perdre en intérêt.
En photographie, la règle la plus importante est la lumière, elle est primordiale en photographie culinaire. Si nous reprenons l’exemple du gigot, mon conseil est de suivre une règle simple : approcher le sujet (ici le gigot) d’une fenêtre et éteindre les lumières artificielles dans la pièce. Le plus important, ce n’est pas la quantité de lumière mais sa qualité. Bien entendu, ce conseil n’est valable que lorsqu’il fait jour, la nuit, c’est plus compliqué.
Comment donner une dimension plus artistique à quelque chose qui peut paraître banal, comme la nourriture ?
La photographie nous apprend à regarder. Pour moi, la nourriture n’est pas quelque chose de banal, car derrière chaque produit, il y a une histoire. Certains plats sont plus difficiles à photographier que d’autres, chaque produit réagit différemment à la lumière. Certaines photos sont imaginées en amont, mais le plus souvent c’est lors du shooting que la photographie apparaît.
Lorsqu’il s’agit d’une photographie de commande pour un client, j’ai en général un brief précis que je dois respecter. Parfois, j’ai carte blanche et lorsqu’il s’agit de recherches personnelles, comme avec ma série Matières, c’est souvent le hasard de découvrir un produit qui est à la base de la photo finale. J’aime me laisser surprendre.
Comment rendre avec précision une couleur, une texture ?
C’est essentiellement le travail de la lumière qui permet de rendre avec précision les couleurs et la texture d’un produit. Tout comme pour un chef, le produit doit être beau et de qualité pour réussir à le sublimer. Si le produit est moyen, un chef, comme un photographe, va toujours réussir à en faire quelque chose, mais il faudra trouver des astuces pour sortir un résultat convenable. Si le produit est beau, il se suffira à lui-même.
Comment raconter une histoire avec de la nourriture ? Peux-tu photographier avec autant de résultat un aliment que tu n’aimes pas ? Un amour de la nourriture est-il nécessaire pour être photographe culinaire ?
L’histoire se raconte par les éléments que l’on place dans la photographie. Cela peut être un style de vaisselle, un fond, des ingrédients… Il est évident que l’on prend plus de plaisir à photographier des aliments que l’on aime et cela se ressentira dans le résultat final. Je pense qu’il est indispensable pour un photographe culinaire de savoir cuisiner un minimum et d’être gourmet afin d’anticiper ce qui va se passer lorsque l’on est en reportage dans les cuisines d’un chef, par exemple.
Lorsque je photographie des chefs, en général, je me laisse porter par leur univers, c’est un travail sur la confiance : il a sa sensibilité, j’ai la mienne, nous sommes tous les deux là pour faire de belles images. L’humain est très important dans mon travail.