Lynn S.K. se présente dans une énumération, annonçant qu’elle est “photographe, artiste, franco-algérienne, entre autres choses”. Ses prénoms sont, eux aussi, pluriels. Née “Selma”, elle a été renommée “Adeline” à 9 ans : “J’ai choisi le pseudo de photographe Lynn à 18 ans, comme pour me réinventer hors de l’axe franco-algérien, et puis c’est resté. La plupart des gens m’appellent Lynn, mais je réponds à ces trois identités.”
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Le travail de l’artiste est intrinsèquement lié à son histoire et à son enquête personnelle autour des identités – les siennes mais aussi celles du public et de ses modèles. Depuis 2014, date à laquelle elle est retournée pour la première fois en Algérie après 17 ans d’absence, Lynn S.K. entame Aller, retour, “un travail sous la forme de séries photographiques et d’un carnet de bord, qui posent la question de la mémoire, de l’identité et de [sa] place dans ce pays”. Rencontre avec une photographe en quête de réponses.
Série “Je Tu Elles”, 2015-2018, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Konbini arts | Bonjour Lynn. Parlons de ta série Aller, retour, comment a-t-elle débutée ?
Lynn S.K. | L’impulsion a été ce retour en Algérie, où je suis née et où j’ai vécu jusqu’à mes 7 ans. Le cheminement ne s’est pas fait tout de suite. À 20 ans, je me disais que je ne ferais jamais de photos là-bas. Je pense que je trouvais ça beaucoup trop banal et attendu, de faire des images liées à une recherche identitaire. Et puis l’Algérie ne m’intéressait pas du tout. Voire me faisait peur. J’avais vraiment envie d’aller dans le monde entier sauf là-bas.
Et puis, petit à petit, sans qu’il y ait d’évènement unique, mais, peut-être le temps que je grandisse, que je devienne une presque adulte, l’idée a fini par s’imposer et prendre toute la place… J’y suis retournée, en octobre 2014, après presque 17 ans d’absence, d’abord dans l’idée de photographier les femmes.
Série “Je Tu Elles”, 2015-2018, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
“La question de l’identité féminine en Afrique du Nord est encore plus complexe, au vu des contradictions qui sont en jeu dans ces pays ainsi que les représentations stéréotypées qu’on en a, ici.”
C’était évident pour toi de traiter de ce que signifie être femme ?
Oui, c’était clairement mon intention. Avant ce retour, je photographiais essentiellement des proches, souvent des femmes, sur des temps longs. Depuis l’adolescence, je me reconnaissais rarement dans les représentations dominantes qu’on faisait des femmes, et je crois que j’avais besoin de raconter ma propre vision du féminin.
Aujourd’hui, on parle de male gaze, de female gaze, et ça me parle beaucoup. Donc assez naturellement, j’ai continué sur cette lancée en Algérie. D’autant que la question de l’identité féminine en Afrique du Nord est encore plus complexe, au vu des contradictions qui sont en jeu dans ces pays ainsi que les représentations stéréotypées qu’on en a, ici.
Série “Rue Belouizdad”, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
“Parler de son histoire, de son intime, je vois ça comme un geste politique”
A-t-il toujours été évident pour toi de lier ton travail artistique à ton histoire personnelle ?
Oui, pour moi, les deux sont intrinsèquement liés, et les artistes que je préfère sont celles et ceux qui s’investissent personnellement dans leurs sujets. Ma conviction profonde est que l’objectivité n’existe pas et que, même à son insu, on parle toujours de qui on est, d’où on regarde le monde. Je n’ai pas toujours photographié mes proches ou parlé de mon histoire aussi directement, mais j’ai toujours voulu assumer le “je” derrière l’image.
Série “Nacera”, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Ce sujet me passionne. Récemment, je parlais avec deux amies (Lila Lakehal et Sabrina Jaz, toutes les deux artistes et d’origine algérienne) du fait qu’il était encore plus important pour nous de dire “je”, alors qu’on était peut-être les premières générations de nos familles à pouvoir le faire.
Au Maghreb, comme j’imagine partout en Occident avant notre époque individualiste, chaque personne était prise dans le groupe et au service du [collectif], le “je” n’avait pas vraiment sa place. Et puis très souvent, de l’extérieur, vu d’Occident, les gens aiment voir l’Afrique ou l’Afrique du Nord comme un ensemble, constitué de “groupes” uniformes. En ce sens, parler de son histoire, de son intime, je vois ça comme un geste politique.
Série “Je Tu Elles”, 2015-2018, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Ce travail t’a-t-il aidée à appréhender ta propre identité ?
Tellement. C’était la part manquante. Quand on vit une expérience d’exil ou de migration et qu’on a grandi avec cette culture française de l’assimilation, on ne comprend pas toujours bien ce qu’on porte.
Aujourd’hui, je réalise aussi que cela à voir également avec ces silences sur les guerres successives. Beaucoup de choses sont encore agissantes sur nos identités, mais tellement d’histoires ont été tues. C’était une expérience assez folle, en fait, car dès mon premier retour, j’ai eu l’impression de mieux me comprendre, de mieux comprendre ma famille et ses trajectoires.
Série “Je Tu Elles”, 2015-2018, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Au fil de la réalisation de tes images, de nouvelles interrogations apparaissaient-elles ?
De façon générale, j’ai de nouvelles interrogations en permanence ! Mais je ne m’attendais sans doute pas à tous ces questionnements d’ordre éthique. J’avais peu d’interlocuteurs pour partager mes doutes.
Beaucoup de photographes considèrent que faire des images c’est “prendre”, et puis repartir. Et puis, au contraire de mes proches que je photographiais en France, ce n’était pas la même histoire de photographier des gens en Algérie – dans un pays si réticent à l’image, et où cela peut vraiment nuire à une personne de voir une image d’elle circuler.
Série “Rue Belouizdad”, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Cela pose aussi beaucoup de questions sur les rapports Nord/Sud. Donc je me suis mis à beaucoup lire et me renseigner sur l’histoire coloniale de la photographie, sur la façon dont certaines images ont pu être réalisées… Je n’ai pas de réponse unique à ces interrogations, mais j’espère qu’elles se poseront de plus en plus en France, comme c’est déjà le cas ailleurs.
Pourquoi as-tu parfois choisi le noir et blanc et parfois la couleur ?
J’ai toujours exploré les deux. J’ai une préférence de façon générale pour les contrastes marqués, les lumières rasantes, et les couleurs assez saturées. J’ai toujours besoin d’avoir un rapport sensoriel, voire sensuel, aux images. Je les imagine souvent comme si elles étaient les photogrammes d’un film imaginaire. Après quelques essais, je fais mon choix en fonction de la série et de ce que je veux faire ressortir.
Série “Je Tu Elles”, 2015-2018, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
“Quand je fais une série sur l’identité féminine, j’espère toujours que cela fasse écho à d’autres personnes qui ont, comme moi, besoin de représentations dans lesquelles elles se reconnaissent.”
Qu’aimerais-tu transmettre avec ton travail ?
J’ai envie que ça parle aux gens d’eux-mêmes, d’elles-mêmes. Quand je fais une série sur l’identité féminine, j’espère toujours que cela fasse écho à d’autres personnes qui ont, comme moi, besoin de représentations dans lesquelles elles se reconnaissent.
Quand je parle de mes tantes à Alger, je crois que j’ai envie que ça parle à d’autres personnes sur leurs propres tantes, qu’elles habitent en France ou n’importe où ailleurs. Une fois, une personne m’a écrit qu’elle était retournée en Algérie sur la trace de ses ancêtres après avoir suivi mon travail, et ça m’a touchée. Certains livres, films et photographies m’aident à vivre et à mieux comprendre le monde et me comprendre, et j’espère contribuer à en faire autant.
Série “Rue Belouizdad”, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Série “Jenima”, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Série “Rue Belouizdad”, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Série “Rue Belouizdad”, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Série “Rue Belouizdad”, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Série “Je Tu Elles”, 2015-2018, issue du projet “Aller, retour”. (© Lynn S.K.)
Vous pouvez retrouver le travail de Lynn S.K. sur son site et sur son compte Instagram.