Au milieu de l’écume des vagues, luttant fièrement contre le ressac, des corps parés d’écailles et de nageoires émergent de l’eau avant de s’écrouler, parfois en sang, sur le sable. Entre l’Italie et le Sénégal, David Uzochukwu s’est emparé de l’imagerie du folklore marin pour concevoir une série fantastique, dont les éléments surréalistes ne l’empêchent pas d’aborder des réalités tragiques.
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Au fil de ses images, le photographe invoque le pouvoir duel de l’eau. Il y loue sa force, célébrant “la communauté noire”, autant qu’il met en relief sa puissance destructrice, en écho à ces innombrables personnes qui meurent en mer Méditerranée alors qu’elles tentaient de rejoindre l’Europe.
“Gurgle”. (© David Uzochukwu/Galerie Number 8)
Cette volonté de se “réapproprier le récit fantastique”, de la part d’un artiste noir photographiant des sujets noirs, a donné corps à Mare Monstrum/Drown in my Magic, une série désormais exposée à la galerie Number 8 et visible en ligne. Depuis Berlin, où il réside, David Uzochukwu nous a révélé les dessous de ces images fortes, poétiques et politiques.
Konbini arts | Bonjour David. Pourrais-tu nous parler de la genèse de ta série Mare Monstrum/Drown in my Magic ?
David Uzochukwu | Les premières images de cette série étaient des autoportraits, pris sur la côte italienne en 2016. J’utilisais mon retardateur quand j’étais sur la plage et, quand je voulais que la perspective se concentre davantage dans l’eau, je préparais mon cadre et ma composition puis je donnais l’appareil à ma mère.
À ce moment-là, je ne savais pas encore que je tirerai une série de ces photos. Mais je n’arrêtais pas de revenir vers ces visuels de doigts palmés, de corps émergeant de l’eau. Plus j’amassais d’idées liées au folklore marin, plus je voulais donner d’ampleur à ce récit, lui insuffler un sentiment communautaire plus fort. Je sentais qu’il y avait un lien que je devais explorer entre le fait d’être noir – cet état hybride fantastique – et l’eau.
“Buyoant”. (© David Uzochukwu/Galerie Number 8)
“Je sentais qu’il y avait un lien que je devais explorer entre le fait d’être noir – cet état hybride fantastique – et l’eau.”
Pourquoi avoir choisi d’explorer l’eau ?
C’est un élément qui fait souvent partie de mon travail. Il est très intéressant visuellement et peut transmettre énormément d’états différents : la réflexion, le flottement ou la noyade par exemple. Pour un autre projet débuté à peu près au même moment, j’avais entamé des recherches sur le grindadráp, ce massacre de baleines qui a lieu annuellement dans les îles Féroé.
J’étais tombé sur une interview d’une jeune femme du coin qui trouvait magnifique le fait que des baies entières se colorent de rouge grâce au sang [des cétacés] et qui espérait montrer ça à ses enfants un jour. Ça m’avait vraiment frappé.
“Styx”. (© David Uzochukwu/Galerie Number 8)
Au même moment, je voyais d’autres images inonder l’Europe, celles de l’Union européenne qui laissait ses barrières naturelles faire le sale boulot et noyer des gens. De condition sine qua non à la vie, l’eau se transformait en cercueil collectif. Cela conférait aux photos de la mer une urgence indéniable, liée à un traumatisme générationnel et à des questions de liberté, d’appartenance et de pouvoir.
“De condition sine qua non à la vie, l’eau se transformait en cercueil collectif. “
Peux-tu nous en dire plus sur ton goût pour le surréalisme et les créatures marines ?
Ma vision a toujours été surréaliste. Je suis fasciné par les mondes intérieurs, par ces endroits où nous ne sommes jamais allés – ou que nous ne saurions trouver – mais dont on ne doute pas de l’existence. Je crois que c’est l’émotion qui va avec ce genre de récits qui m’attire.
“Shoulder”. (© David Uzochukwu/Galerie Number 8)
Notre société est centrée sur des systèmes de croyances modernes. Quand les droits humains universels se révèlent n’être qu’un mythe, imaginer la possibilité d’un folklore marin […] constitue autant un soulagement momentané qu’une amère conclusion.
Tes modèles sont vêtu·e·s d’écailles et de nageoires pointues. Pourquoi avoir choisi ces éléments ?
Les nageoires pointues et les écailles (venant de poissons achetés sur la plage du Sine Saloum) sont des symboles de résistance, elles luttent contre l’extérieur. Ce sont aussi des outils très précieux pour montrer la démarcation entre les corps qui les portent et leur environnement. Les créatures du folklore marin sont liées aux marées, elles tirent avantage des courants. Le pouvoir de la mer – de destruction, mais aussi d’alimentation et de liberté – joue en leur faveur. Elles sont armées pour survivre et trouver de la liberté dans le monstrueux.
“Slab”. (© David Uzochukwu/Galerie Number 8)
Peux-tu nous parler davantage du titre de ta série et de sa dualité ?
Mare Monstrum fait référence à “Mare nostrum“, la mer Méditerranée, et le fait que ce qui émerge de cette mer semble priver les personnes de leur humanité. Drown in my Magic correspond à une vision plus auto-centrée : il s’agit de reconnaître son propre pouvoir. La dualité du titre est liée à ma propre fluctuation concernant ce que je veux que cette série représente : quelque chose de politique ou de fantastique ?
Est-ce que je veux que Mare Monstrum/Drown In My Magic soit une gorgée d’eau fraîche pour les personnes noires, une nouvelle façon de voir leur propre corps, un moyen de préparer le terrain pour l’enfant de 8 ans que j’étais et qui rêvait de plonger au milieu des récifs de corail ? Ou est-ce que je veux qu’elle représente une forme plus explicite de résistance, un concept de race ad absurdum, une accusation qui coupe au travers de la chair européenne ? Vers quelle forme de guérison ai-je voulu m’engager ? À ce jour, la réponse est sans doute : les deux.
“Protector”. (© David Uzochukwu/Galerie Number 8)
“Stake out”. (© David Uzochukwu/Galerie Number 8)
La série de David Uzochukwu, Mare Monstrum/Drown in my Magic, est visible en ligne sur le site de la galerie Number 8 jusqu’au 20 mai 2021.