En 1985, Warhol s’amusait à “peindre” Blondie sur un des premiers ordinateurs personnels, un Amiga de la marque Commodore – concurrent d’Apple et de son Macintosh sorti un an plus tôt. Il réalisait ainsi le premier “portrait à l’ordinateur”, sur le logiciel ProPaint, à partir d’une photo numérique de Debbie Harry prise par une caméra, en direct sur le plateau du Lincoln Center. On le voit cliquer par-ci par-là, assurer qu’il préfère la spontanéité et coloriser les cheveux de Blondie d’un jaune vif, sans trop se poser de questions.
À voir aussi sur Konbini
Entre l’Allemande Nico, chanteuse des Velvet Underground, et la mannequin mélancolique Edie Sedgwick, Andy Warhol était indéniablement fasciné par la beauté blonde. Parmi ses nombreuses muses à la chevelure dorée, se trouvait Blondie. “Si je pouvais porter un visage, ce serait le sien”, a-t-il déclaré à propos de la chanteuse connue pour son célèbre tube “Heart of Glass”.
Andy Warhol et Debbie Harry. (© Chris Stein)
Dans les flamboyantes années 1980, il réalise également de nombreux Polaroid, devenus iconiques depuis, représentant l’interprète au carré blond dans son plus simple appareil, c’est-à-dire avec les épaules nues. Plus récemment, en 2014, un album vinyle best-of a été édité en reprenant pour sa couverture l’un de ses Polaroid à la sauce pop art.
Et en octobre 2019, Debbie Harry sort aux éditions Harper Collins ses mémoires, Face It, dans lesquelles elle en dévoile un peu plus sur la relation qu’elle entretenait avec l’artiste contemporain. Le site Artnet a partagé un passage touchant que nous avons décidé de traduire.
“Je pense beaucoup à Andy Warhol et à l’impact qu’il a eu dans ma vie. Andy était le maître des frontières brouillées entre l’art et le commerce. Son art défiait les règles du commerce – marketing, production de masse, branding, culture populaire, publicité, célébrité. Il brouillait aussi les frontières entre ce qui était sérieux et amusant. Il était très sérieux dans son travail mais il abordait les choses avec humour. Il estimait la valeur du travail.
Les Polaroid de Debbie Harry. (© Andy Warhol)
Il se levait très tôt tous les jours pour se rendre à son studio et peindre, prenait une pause déjeuner, et travaillait ensuite tout l’après-midi – souvent accroché au téléphone pendant des heures. La nuit tombée, il sortait pour se sociabiliser. Il a été partout. En fait, je l’ai rencontré pour la première fois, lui et son entourage éblouissant, alors que j’étais en train d’attendre qu’une table se libère au Max’s. Je l’admirais tellement. Comme Andy, j’étais influencée par Marcel Duchamp et je m’identifiais au mouvement dada et au popisme, deux choses devenues fondamentales dans ce que je construisais à cette époque.
À ma grande surprise, nous sommes devenus des connaissances. Chris [Stein] et moi nous sommes retrouvés dans sa liste d’invitations. Il nous invitait à dîner de temps en temps. Il ne mangeait pas beaucoup ; il recouvrait la plupart du temps son assiette avec une serviette de table, dans laquelle il mettait sa nourriture pour la donner ensuite à une personne affamée dans la rue.
Les Polaroid de Debbie Harry. (© Andy Warhol)
Plus tard, il s’est mis à nous inviter à ses soirées à la Factory, sur Union Square. Andy invitait tout type de personnes, de tout horizon, des classes populaires ou bourgeoises, des artistes, des mondains, des excentriques, et j’en passe. Andy était très sociable, à sa manière, et traînait avec tout le monde. L’une de ses qualités était qu’il était une bonne oreille. Il pouvait s’asseoir là et absorber tout ce qu’on lui disait. Sa curiosité était sans fin. Il soutenait aussi énormément les artistes émergeants. Chris et moi adorions Andy – et découvrir petit à petit qu’il était aussi fan de nous était formidable.
Andy m’a mise en couverture du magazine Interview et a organisé une soirée pour nous au Studio 54 quand “Heart of Glass” a été classé numéro 1 des charts aux États-Unis. Depuis que nous n’étions plus en tournée, nous pouvions apprendre davantage à nous connaître, et c’est là que l’idée d’Andy, de faire mon portrait, est venue. À un moment donné, comme ça, Andy a fait remarquer que s’il devait posséder un visage autre que le sien, ce serait le mien.
Andy Warhol et Debbie Harry. (© Chris Stein)
Cela fonctionnait comme ça, Andy prenait d’abord des photos de toi. Il utilisait ces énormes et uniques appareils Polaroid Big Shot, qui ressemblaient à une boîte à chaussures avec un objectif dessus. Le modèle Big Shot était pensé seulement pour faire des portraits – et la qualité des photos était impressionnante. C’était parfait pour Andy.
Après avoir pris quelques Polaroid, il nous les montrait et nous demandait calmement – Andy parlait toujours doucement : ‘Et bien, laquelle préférez-vous ?’ J’en voyais deux que je pensais réussies mais je lui ai répondu : ‘C’est comme tu veux.’ Il était l’artiste ; c’était la chose la plus sûre de le laisser choisir.
La pochette de l’album best-of de Blondie, édité en 2014.
J’ai vécu longtemps avec ce portrait qu’a fait Andy Warhol, j’y suis habituée, mais quand je regardais tous ces portraits de moi, pour la première fois, pris par un artiste qui était si important à mes yeux, j’étais impressionnée. J’étais simplement sans voix. Et émue.
Durant ces années-là, quand Chris et moi tombions sur des appareils photo des années 1970, nous les achetions pour Andy. Nous les trouvions dans des petits magasins, pour 25 centimes. Il était toujours très reconnaissant. Mon portrait a vécu une vie à part entière – il a été reproduit des millions de fois et exposé dans dans de nombreuses galeries à travers le monde.
Debbie Harry et Warhol devant le Commodore Amiga, au Lincoln Center, 1985.
J’ai encore l’original de Warhol. Je ne peux pas imaginer devoir m’en séparer un jour. J’en serais séparée brièvement l’année prochaine puisque je le prête au Whitney [Museum of American Art] pour une rétrospective sur l’œuvre d’Andy. Quelques années plus tard, Andy m’a appelée et m’a demandé d’être sa modèle afin de faire un portrait qu’il devait créer en direct au Lincoln Center, pour la promotion de l’ordinateur Commodore Amiga. C’était un événement assez fascinant.
Ils avaient tout un orchestre et un large tableau mis en place par des techniciens en blouse blanche. Les techniciens ont tout programmé avec les couleurs de Warhol, tandis qu’Andy imaginait et dessinait mon portrait. J’ai fait un numéro de cinéma pour les caméras, je me suis tournée vers Andy, passant la main dans mes cheveux, pour lui demander : ‘Es-tu prêt à me peindre ?’
Andy était vraiment hilarant avec son air désabusé habituel, pendant qu’il s’entraînait avec le Commodore. Je crois qu’il y a seulement deux exemplaires de ce Warhol généré par ordinateur, et j’en possède un.”
Extrait traduit de Face It de Debbie Harry, publié aux éditions Harper Collins.