Les marchés financiers se sont emballés : après l’annonce du lancement de sa cryptomonnaie, l’action Kodak a été multipliée par trois. Un tel engouement est-il justifié ?
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Nous vous parlions il y a quelques mois de la manière dont Kodak a loupé son tournant vers le numérique durant les années 1970. Après avoir fait faillite en 2012 et déposé le bilan, la compagnie a fait son retour en bourse dès novembre 2013. Si aujourd’hui la marque sort encore régulièrement de nouveaux projets et produits comme l’appareil Kodak Printomatic ou encore un magazine culturel dédié à l’argentique, l’âge d’or de Kodak semble malheureusement être révolu.
Toutefois, ayant à cœur de se renouveler, la marque a récemment annoncé dans un communiqué de presse s’être associée à Wenn Digitial pour lancer une nouvelle plateforme de gestion de droits d’images baptisée KodakOne ainsi que KodakCoin, une cryptomonnaie censée faciliter les transactions. KodakOne devrait donc être lancée le 31 janvier prochain. Créée pour les photographes, elle leur permettra d’inscrire leurs images dans les registres d’une blockchain fabriquée par Kodak – des photos récentes comme leurs images d’archives – et de mettre en vente les droits d’exploitation de leurs photos.
Kodak promet alors une plateforme de confiance, un paiement rapide et sécurisé en KodakCoins et surtout un logiciel qui sera en charge de scanner le Web pour détecter les images utilisées sans permission. Dans le communiqué, Jeff Clarke, le patron du groupe Kodak, déclare :
“Pour beaucoup dans le secteur de la technologie, ‘blockchain’ et ‘cryptomonnaies’ sont des mots à la mode, mais pour les photographes qui peinent depuis longtemps à garder le contrôle sur leur travail et sur la façon dont il est utilisé, ces mots à la mode peuvent être la solution à ce qui semble être un problème insoluble.”
Cette annonce a eu un impact extrêmement positif pour la compagnie, puisque le cours de l’action Kodak s’est totalement envolé, et a même triplé en seulement quelques heures. Mais cette hausse soudaine est-elle vraiment justifiée ? KodakOne et le KodakCoin vont-ils vraiment permettre aux photographes de garder la main sur leurs travaux ? Nous restons dubitatifs.
L’art de lever des fonds sans investissements
En effet, si l’offre de KodakOne semble intéressante pour les photographes, elle n’est pas radicalement différente de toutes les autres solutions proposées par des sites similaires tels que Shutterstock, qui commercialisent des images et protègent les droits d’auteur des photographes. En quoi le protocole blockchain et cette nouvelle monnaie vont-elles être profitables aux photographes ? Pourquoi avoir créé une monnaie plutôt que de payer les photographes en euros ou en dollars ? Pour tenter d’y voir plus clair, nous avons interrogé Adli Takkal Bataille, auteur du livre Bitcoin, la monnaie acéphale (éditions du CNRS, 2017) et spécialiste des cryptomonnaies :
“Depuis 2015, un des concepts faisant fonctionner Bitcoin qui est celui de blockchain, c’est-à-dire son registre de transactions, a été utilisé de nombreuses fois comme un argument marketing. On en parle comme un outil technologique dont on pourrait se servir pour faire tout et n’importe quoi. […]
Les entreprises, ça les intéresse beaucoup, car ça leur donne de l’exposition, mais ça leur permet aussi de lever de l’argent sans donner de capital. Là, ils ne donnent rien en échange si ce n’est des jetons, dématérialisés qui plus est.”
Au premier regard, cette nouvelle plateforme semble surtout être une belle opportunité pour Kodak, plus que pour les photographes : la marque fait parler d’elle, se positionne comme novatrice sur un sujet qui intéresse les médias et le grand public, et surtout gagne du capital facilement. Tout comme vous pourriez décider dès demain de créer votre propre monnaie en vendant 1 000 morceaux de papier qui ne seraient valables que chez vous, la création du KodakCoin permet à la marque de faire entrer une quantité d’argent sans contreparties – et surtout, sans avoir à céder une part de l’entreprise comme c’est le cas dans les levées de fonds traditionnelles.
Un fonctionnement vertical et centralisé
Autre élément qui renforce l’idée qu’il n’y aura rien de révolutionnaire : le code du KodakCoin sera totalement fermé, les serveurs seront à l’entreprise, comme le souligne Adli Takkal Bataille :
“Si Kodak est propriétaire, ça fait perdre tout l’avantage de quelque chose de décentralisé comme une cryptomonnaie. Il y a un protocole blockchain, mais si c’est Kodak qui a la clé de toutes les manettes, ça ne change rien au final. Ça aurait été utile si ça avait été plus horizontal, organisé par un réseau de photographe par exemple.”
En creusant un peu, on remarque que tout cet emballement médiatique et financier est surtout dû à un effet d’annonce, car pour l’instant Kodak est resté très évasif sur le projet et ses spécificités techniques. Face à notre doute quant à l’utilité d’une telle plateforme, Adli Takkal Bataille nuance :
“Ça sent le coup marketing mais il faut rester mesuré tant qu’on n’a pas vu le produit final. […] Il y a plein de choses à faire dans ce domaine qui pourraient améliorer les choses. Par exemple, pour automatiser le flux de rémunération, pour faire des contrats qui s’enclenchent automatiquement et faciliter certains usages comme le micropaiement. À voir comment tout ça peut être mis en place… Mais effectivement, pour mettre ces choses en place, il n’y avait pas besoin de créer une nouvelle cryptomonnaie.”
Il ne nous reste plus qu’à patienter jusqu’au 31 janvier prochain pour tester la plateforme et voir si nos réserves s’avèrent justifiées. Quoi qu’il en soit, si le KodakCoin n’est peut-être pas la “solution à ce qui semble être un problème insoluble“, comme le vend Jeff Clarke, l’annonce de cette cryptomonnaie aura été une belle opération pour redresser l’image et les finances de Kodak.