Saviez-vous que les émeutes de Stonewall (qui marquent le début de la lutte pour les droits LGBTQ+) ont été lancées par deux femmes transgenres et une lesbienne, à savoir Silvia Rivera, Marsha P. Johnson et Stormé DeLarverie ? Longtemps oubliées, elles accèdent petit à petit au rang d’icônes qu’elles méritent. Marsha et Silvia sont ainsi régulièrement mises à l’honneur sur le compte LGBT History, qui rassemble plus de 500 000 followers.
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Le succès de ce compte est emblématique d’une tendance plus large : des dizaines de pages sont dédiées à la valorisation d’archives inconnues qui rassemblent des communautés dynamiques, en transcendant les frontières. Par l’image, Instagram fait circuler histoires oubliées, personnages invisibilisés et points de vue minorés dans les grands récits nationaux.
Entrer dans l’Histoire : archives et militantisme numérique
Depuis la fin des années 1990 et la démocratisation du Web dans la seconde moitié des années 2000, la fabrication des mémoires passe par les médias numériques. “L’archive a une fonction de légitimation”, explique Sophie Gebeil, professeure d’histoire à l’université d’Aix-Marseille.
Elle a été la première à utiliser les “archives du Web” pour écrire sa thèse sur la mémoire de l’immigration maghrébine en France : “On retrouve des pratiques de collection extrêmement anciennes et la démarche d’affirmer l’existence d’une communauté”, note l’historienne en découvrant une sélection de comptes.
La popularité des histoires communautaires sur Instagram est autant un indicateur de l’intérêt pour le sujet que de la popularité du réseau social. Son design en a fait la plateforme d’exposition culturelle par excellence : le compte Archivo Trans, dédié aux archives de la communauté transgenre d’Argentine, a vu son histoire commencer sous forme de collection dans les années 1990, avant de devenir un groupe Facebook et Instagram, comme le raconte le New York Times.
À une époque où l’importance des représentations est connue, la redécouverte de figures du passé est un enjeu militant à part entière. C’est le cas du féminisme et de la place des femmes dans l’Histoire. Depuis cinq ans en France, les initiatives se multiplient IRL, pour faire reconnaître le matrimoine, et en ligne, ce sont des dizaines de comptes qui mettent à l’honneur des figures oubliées, comme sur Women of History et Feminist Herstory. En France, l’association AWARE – dédiée à l’histoire de l’art des artistes du XXe siècle – diffuse sur son compte des œuvres et recherches sur des artistes minorées.
Se construire par le passé
Pour Vice UK, la journaliste Daisy Jones a analysé comment l’ensemble des comptes militants permettent aux jeunes de la communauté LGBTQ+ de faire leur éducation et de combler ainsi le vide de l’Histoire officielle enseignée à l’école. Les créateurs de LGBT History, Matthew Riemer et Leighton Brown, sont tous les deux avocats et ne savaient eux-mêmes pas grand-chose de l’histoire du mouvement pour les droits queers jusqu’en novembre 2015.
C’est en assistant à l’inauguration d’un monument-hommage à l’astronome et militant Frank Kameny qu’ils prennent conscience de leur manque de connaissances sur leur propre histoire et qu’ils commencent à collecter sans relâche images, archives et histoires.
“Les cultures dominantes travaillent très dur pour réduire l’importance de nos vies et nos histoires.”
“Même s’il y a toujours eu beaucoup de joie dans notre travail, nous sommes résolument animés par une détermination farouche d’apprendre les détails de l’histoire queer, la développer, ajouter et corriger l’écriture officielle de l’Histoire. Être invisibilisé de l’Histoire est un élément essentiel de la persécution queer ; les cultures dominantes travaillent très dur pour réduire l’importance de nos vies et nos histoires”, écrivent-ils dans Them.
Le couple veille particulièrement à bien représenter et inclure les récits de la communauté dans toute sa diversité, qui entretient par ailleurs des mémoires particulières sur d’autres comptes, à l’instar de Lesbian Herstory Archives et de Black Lesbian Archives.
“Ces pratiques façonnent les identités numériques des individus.”
S’il y a bien quelque chose de particulier dans l’activisme et sa construction numérique sur Instagram, c’est le lien direct avec soi : “Ces pratiques façonnent les identités numériques des individus et cette identité numérique fait partie de l’identité tout court”, estime Sophie Gebeil. La connexion entre notre identité numérique et un prisme historique nous correspondant semble d’autant plus importante pour des luttes encore peu reconnues, telles que celle contre la grossophobie. Si Instagram est le lieu d’un militantisme body-positif, les corps gros se confrontent aussi à la censure des algorithmes… et réclament leur part d’Histoire sur les comptes Historical Fat People et Fat Art History.
Inspirée par ces deux comptes, Lauren Downing Peters, docteure en fashion studies, a créé Fat Fashion History pour partager ses recherches :
“Je veux aussi que ce soit le lieu dans lequel je puisse participer à un changement significatif – d’un côté, je peux partager à une audience plus large des discours d’acceptation et de libération et dans le même temps, l’idéal de beauté occidental est remis en question.”
Le feed, lieu de médiation plus que de mémoire
Pour Peters, utiliser la plateforme est un vrai plus : “J’accorde beaucoup d’importance aux conversations qui ont émergé de certains de mes posts. Ça m’a ouvert de nouvelles perspectives dans mes recherches et m’a amenée dans de nouvelles directions. […] Instagram est, à bien des égards, un site d’inspiration et d’échanges beaucoup plus riche qu’un colloque universitaire.”
Pour autant, fait-on vraiment communauté parce que l’on suit Blvck Vrchives ou Working Class History ? Plateforme populaire dont les algorithmes façonnent nos découvertes, Instagram définit des modes de consommation particuliers. “Il y a une forme de légèreté dans tout ça”, nuance Sophie Gebeil. “Dans cette économie de l’information, on va butiner. On like une archive, mais ça ne veut pas forcément dire quelque chose. En somme, l’histoire est devenue une information comme une autre.”
“Instagram est, à bien des égards, un site d’inspiration et d’échanges beaucoup plus riche qu’un colloque universitaire.”
L’activisme autour du passé traduit bien l’avancée de certaines luttes, mais cette popularité dit aussi notre besoin d’ancrage : “Le futur est incertain, le passé est devenu une valeur refuge, on le voit notamment avec la prolifération des lois mémorielles et des commémorations.”
Cette médiatisation ne se suffit pas vraiment à elle-même. Sans actions ou négociations avec les institutions, ce travail d’archivage numérique n’agit pas directement sur les histoires nationales, sans compter que les biais algorithmiques ciblent des audiences déjà potentiellement acquises et intéressées par ces contenus.
Nombre d’administrateur·rice·s de ces comptes passent aussi par d’autres médias pour donner plus d’écho à leur travail : LGBT History a édité son premier livre ; Working Class History se décline en podcasts ; Blvck Vrchives développe des documentaires à découvrir sur son site… Enfin, la majorité des comptes cités sont américains ou anglais et présente donc largement l’histoire à travers le prisme de la culture anglo-saxonne.
“Les usages numériques, quels qu’ils soient, sont situés culturellement”, rappelle Sophie Gebeil. En France, la gestion de l’archive est marquée par l’action de l’État (Ina, BnF) et des collectifs bénévoles depuis la fin des années 1970. Les associations ont notamment joué des rôles importants pour l’écriture de l’histoire de la Grande Guerre ou pour l’histoire de l’immigration, par exemple via l’association Génériques dont Sophie Gebeil a étudié l’action. Les pratiques militantes circulent-elles autant que les histoires ? Nous le saurons sans doute bientôt.