Une restriction qui porte seulement sur certaines photographies
Contrairement à l’idée qui a été véhiculée après l’annonce de certains médias, la plupart des journaux et chaînes TV continueront à publier des images de terroristes.
Cette décision a pour le moment été adoptée par un nombre de médias précis. D’autres journaux, tels que Libération, L’Obs ou encore L’Express, n’ont, eux, rien promis. Opposé à cette mesure, Laurent Joffrin s’est même fendu d’un édito dans Libé dans lequel on peut lire que “ce n’est pas glorifier [le terroriste] que de montrer le visage d’un tueur. Le lecteur n’est pas si bête.”
Comme le relate aussi Libération, les lecteurs ont récemment pu voir Mohamed Lahouaiej Bouhlel en marcel blanc dans les pages de Paris Match ou en train de danser la salsa dans celles de L’Obs. TF1 s’est également permis de diffuser des selfies du terroriste de Nice avant son passage à l’acte. La diffusion de ces images peut se révéler problématique dans le sens où elle montre ces criminels hors contexte, ce qui pourrait contribuer à leur “glorification”. Partant de ce principe, BFMTV a renoncé à diffuser une photo de l’auteur du meurtre du prêtre Jacques Hamel, à Saint-Étienne-du-Rouvray, pour ne pas “véhiculer l’image du jeune beau gosse souriant montré sur la photo, alors qu’il vient d’égorger quelqu’un”.
Quant aux annonces des médias ayant promis de ne plus diffuser d’images des terroristes, chacun y va de son exception. Dans un e-mail envoyé aux salariés, le directeur du Monde précise les contours de cette décision :
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“Cette demande porte principalement sur des images tirées de leur vie quotidienne ou sur celles, souvent prises par eux-mêmes, précédant leur passage à l’acte […] Cette demande ne concerne pas les documents de type pièce d’identité, ou les images apportant différents types de preuve (par exemple une capture d’écran attestant d’une présence à tel endroit, une photo de groupe donnant des informations sur des proximités entre des personnes ou réseaux), accompagnées d’explications et/ou éventuellement recadrées.”
Du côté de BFMTV, l’application est plus stricte :
“Face à l’accumulation des attentats en France, nous ne voulons pas créer un trombinoscope des terroristes. Nous arrêtons donc de publier leur photo, ce qui n’empêche pas un travail d’enquête et de fond sur leur profil et leur parcours. La seule exception à ce principe, ce sont les avis de recherche diffusés par les forces de l’ordre et qui peuvent aider les enquêteurs”, explique Alexis Delahousse, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV.
Cliquez sur l’image ci-dessous et faites glisser de droite à gauche pour voir le avant/après :
Capture d’écran du site lemonde.fr
Cette décision est avant tout symbolique. En réalité, seules quelques images seront concernées par cette censure du fait de petit nombre de médias appliquant cette mesure, et des exceptions qui seront faites dans certains cas. Dans les faits, certains médias, avaient déjà commencé à limiter grandement la diffusion de ce genre de contenus. La rédaction du Monde avait d’ailleurs pris position sur la question il y a deux ans en arrêtant de diffuser des images extraites des documents de propagande ou de revendication de l’organisation État islamique (EI).
Lors d’une interview accordée à Libération, Raphaël Liogier, philosophe et sociologue explique que diffuser ces images, “c’est participer à la mise en scène héroïque et narcissique qui rend désirable le passage à l’acte”. Dans le même article, les journalistes citent l’anthropologue Abdu Gnaba qui parle d’un “dispositif d’héroïsation médiatique de l’État islamique”. Pour lui, “évoquer l’auteur d’un attentat serait faire leur jeu”. Il considère même que “publier la photo d’un terroriste, en première page d’un journal de surcroît, c’est non seulement éclairer de manière indécente quelqu’un qui n’aurait jamais dû sortir des ténèbres, mais c’est surtout inciter tous les déséquilibrés en mal d’appartenance et de notoriété à basculer dans la folie sanguinaire“.
Il ne faut pas oublier que, maîtrisant particulièrement les réseaux sociaux et les différents moyens de communication contemporains, l’EI prend part à une véritable guerre de l’information. Diffuser ces photos, serait-ce entrer dans son jeu ? En tout cas remplir nos journaux, accaparer notre attention pour semer la terreur est aussi l’un de ses buts. Dans ce cas, faudrait-il envisager de supprimer totalement les photos de djihadistes dans les médias afin d’être certain de ne pas tomber dans une célébration posthume de ces criminels ?
Capture d’écran du site BFM TV
Désinformation et théories du complot
Le risque majeur de la suppression des photos et de certains éléments biographiques des protagonistes des attentats, c’est le manque d’informations qui en découlerait. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses images trompeuses circulent dès qu’un attentat se produit. Le service des Décodeurs du Monde avait d’ailleurs consacré tout un article à ce propos, rappelant qu’il fallait se méfier des faux portraits. Par exemple, une photo d’un humoriste américain portant un fusil, Sam Hyde, est souvent utilisée après l’annonce de tirs ou d’attentats, alors qu’il s’agit d’un extrait de l’un de ses sketchs. Dernièrement, il a même été identifié par certains internautes comme étant le tireur de Munich. Dans ces cas-là, les grands médias garantissent la circulation d’une information vérifiée et recoupée qui va contre les rumeurs. Ils représentent, pour beaucoup, une parole officielle que l’on suit facilement. Mais si ces médias de référence commencent à se priver de certaines informations, le risque est que les internautes aillent la chercher ailleurs : sur des sites peu enclins à respecter la déontologie.
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#Munich centre commercial attaqué par balles par le terroriste Sam Hyde
Le lecteur pourrait alors tomber sur des informations non vérifiées. Certains observateurs vont plus loin, comme Wassim Nasr, journaliste à France 24 qui a dernièrement réagi dans un article du Monde :
“Les théories du complot vont déjà bon train. Si on cache les photos ou les identités des auteurs d’attentat, c’est leur ouvrir encore plus la porte”, explique-t-il.
David Thomson, journaliste qui a parlé à Libération est du même avis : “Le fait de diffuser le nom et le portrait des terroristes n’a aucune incidence sur le rythme des attentats. Au contraire, ne pas publier ces données développerait les théories du complot déjà nombreuses alors que les informations circulent. Il y a un besoin légitime de transparence et d’information de la part du grand public.” Le spectateur, plus que de se sentir protégé, pourrait mal vivre le manque d’information, et peut-être même croire qu’on lui ment.
La décision de ces quelques titres semble en fait avoir peu d’impact sur la diffusion de l’information. La viralité de l’image sur les réseaux sociaux, qu’elle soit vraie ou fausse, limite la portée des médias. Et surtout, aujourd’hui, la puissance médiatique de Daech annihile le pouvoir de nos grands médias en étant présent partout. “Les jihadistes n’ont pas besoin des médias de masse pour exister. Ils ont leurs propres agences de presse, leurs propres organes de production et de diffusion via Internet. Nous ne sommes plus à l’époque où Al-Qaida devait envoyer une cassette VHS de Ben Laden à la chaîne de télévision Al Jazeera. Aujourd’hui, les médias classiques n’ont plus la main, les cercles jihadistes fonctionnent en parallèle”, explique David Thomson dans Libération.
En prenant cette décision symbolique, Le Monde, Europe 1, BFMTV ou France Médias Monde, invitent les médias à se remettre en question. Si cette mesure n’a qu’une application partielle, elle pourra, au moins par ricochet, inviter les acteurs du paysage médiatique à effectuer une véritable introspection.
Article écrit en collaboration avec Salomé Vincendon