Elle a lancé la carrière du célèbre Robert Capa et est considérée comme l’une des premières femmes reporters de guerre. Malgré cela, le nom de Gerda Taro n’est pas tout à fait passé à la postérité.
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À sa mort, les poètes Paul Nizan et Louis Aragon lui font l’honneur de quelques-uns de leurs vers, Alberto Giacometti sculpte sa tombe et son partenaire photographe et ex-compagnon, Robert Capa, pleure sa disparition. Si l’histoire a retenu les noms de ces hommes, il a laissé de côté celui de cette grande femme morte prématurément, dont la personnalité, l’œuvre photographique et le courage valent pourtant le détour.
En 1934, Gerda Pohorylle, jeune Juive originaire de Stuttgart, n’a que 24 ans et déjà un lourd passé : après avoir été emprisonnée pour avoir manifesté contre le régime nazi, elle a fui son Allemagne natale et s’est réfugiée en France, loin de sa famille qu’elle ne reverra plus jamais. À Paris, elle rencontre Endre Friedmann, un jeune homme d’origine hongroise passionné de photographie, mais dont la carrière peine à décoller. Gerda et Endre tombent rapidement sous le charme l’un de l’autre.
La jeune femme, qui impressionne amis et connaissances par sa détermination, sa beauté et sa maîtrise de plusieurs langues, prend en main les affaires de son compagnon. Une entreprise ambitieuse et moderne, notamment pour une femme de cette époque, qui étonne parfois jusqu’à Endre Fridmann lui-même. Celui-ci écrit dans une lettre, lue dans le film documentaire Robert Capa : In Love and War : “Gerda me présente à tous les rédacteurs et écrit des articles. Mais elle ne reprise pas mes chaussettes et ne répare pas ses collants troués. Elle court tellement partout, qu’elle en use un par jour.”
Malgré son travail incessant auprès des rédactions, Gerda Pohorylle ne parvient pas à donner l’élan nécessaire à la carrière d’Endre Friedmann. Le couple a alors une idée : si la demande n’existe pas, il faut la créer de toutes pièces. Sous l’impulsion de Gerda, ils imaginent le personnage de Robert Capa : un photographe que tout le monde s’arracherait, peu disponible car toujours parti sur le terrain, au nom américanisant et plus facile à porter que les sonorités juives du vrai patronyme d’Endre. Friedmann devint alors Capa.
Par la même occasion, Gerda se fait désormais appeler Gerda Taro (en hommage au peintre japonais Taro Okomato et à l’actrice hollywoodienne Greta Garbo) et se met, elle aussi, à la photographie. Les deux artistes vendent leurs clichés sous ces nouveaux noms.
Un duo de photographes qui marque les années 1930
Si la supercherie est rapidement démasquée, elle n’enraye pas l’ascension du couple, dont on s’arrache les images, et les deux photographes conservent leurs pseudonymes. En 1936, la Guerre civile espagnole éclate et voit s’opposer les républicains aux nationalistes menés par le général Franco. La capitale est assiégée et bombardée avec l’appui des dictateurs allemand et italien, Hitler et Mussolini.
C’est en couvrant les horreurs de cette guerre que Robert Capa se fait connaître de façon internationale. Dans le film documentaire consacré au photographe, un vétéran du conflit affirme qu’on “ne peut pas évoquer [cette] guerre sans parler des photographies de Capa”. Encore ne faudrait-il pas oublier qu’une partie de ces photographies est signée par Gerda Taro.
Les images des deux photographes révèlent l’impact de la guerre sur les gens ordinaires, leur terreur et leur effarement, ainsi que les pertes humaines de l’armée républicaine. À ce jour, la Mort d’un soldat républicain est sans doute l’une des photographies les plus célèbres de Robert Capa. Il n’est pourtant pas le seul à se déplacer dans les tranchées et les champs de bataille.
Gerda Taro, devenue envoyée spéciale pour des journaux communistes, n’hésite jamais à aller couvrir un combat. Fervente républicaine, elle prend très à cœur le conflit et refuse de se tenir à l’écart du danger, afin de rendre hommage à ceux qui se battent et perdent la vie : “Quand on pense à tous ces gens injustement tués, on a presque l’impression que c’est injuste de rester en vie”, déclare-t-elle.
Woman Training for a Republican Militia, photo prise par Gerda Taro sur une plage de Barcelone, en août 1936.
Même après sa séparation, le duo campe avec les soldats et rapporte des images des tranchées et des camps, risquant leurs vies en même temps que les combattants espagnols. En juillet 1937, Gerda Taro part couvrir des combats à Brunete, un village situé à l’ouest de Madrid. Le combat dure 21 jours et fait énormément de victimes. Bien qu’un général lui ordonne de partir, elle souhaite rester sur place et traverser le champ de bataille afin de prendre des images en courant. Le 25 juillet 1937, tandis que les républicains commencent à battre en retraite, la jeune femme est percutée par un tank. Le lendemain, Gerda Taro succombe à ses blessures. Robert Capa apprend sa mort dans les colonnes du quotidien L’Humanité. Elle est enterrée à Paris, au cimetière du Père-Lachaise, le 1er août, jour de son 27e anniversaire.
Femme de l’ombre, icône antifasciste et photographe : les nombreuses étiquettes de Gerda Taro
“Derrière chaque grand homme se cache une femme”, affirme un vieux dicton. Celui-ci ne s’applique qu’à moitié au couple formé par Gerda Taro et Robert Capa. Si Gerda est bien à l’origine de l’envol de la carrière de Robert, elle n’en reste pas moins elle-même une photographe à part entière. La presse et la littérature spécialisées ne s’y sont d’ailleurs pas trompées : la culture populaire a peut-être oublié le travail de la photoreporter, mais sa vie et son œuvre ont été relatées par des journalistes, documentaristes et auteurs.
En 1994, l’historienne allemande Irme Schaber publie une épaisse biographie sur Gerda Taro, première photographe de guerre à avoir été tuée dans l’exercice de ses fonctions. Le Monde rapporte que l’auteure poursuit une démonstration commencée par le biographe Richard Whelan, qui travaillait avant sa mort sur un ouvrage consacré à Robert Capa et à la place prépondérante de Gerda Taro dans sa carrière.
Child Looking up from Eating Soup, photo prise par Gerda Taro à Madrid, 1936-37. (© International Center of Photography).
Irme Schaber s’intéresse à la façon dont Gerda Taro a “inventé” Capa (en lui trouvant son pseudonyme et en lui faisant changer de style vestimentaire), pour finalement tomber dans l’oubli. Cela provient selon elle d’une part du fait qu’une minorité de photographies porte son nom. Unis dans la vie comme dans le travail, Robert Capa et Gerda Taro avaient décidé d’apposer sur leurs œuvres le même tampon, indiquant simplement “Capa et Taro”. La plupart des photographies qu’ils ont prises ensemble portent soit leurs deux noms, soit le seul nom de Capa. Cela ne fait que quelques dizaines d’années que le travail de la photographe est reconnu en son nom, et commence à faire l’objet de rétrospectives (à l’exemple de l’exposition organisée par l’International Center of Photography en 2007).
De plus, l’instrumentalisation politique de la figure de Gerda Taro n’a pas aidé à la reconnaissance de sa carrière de photographe. En effet, après sa mort le Parti communiste français la transforme “en icône antifasciste”, comme le précise Le Monde. Ses images et son importance dans la création de la figure Capa sont ainsi doucement écartées. Encore maintenant, on trouve plus facilement sur Internet des images qui la représentent plutôt que des clichés dont elle est l’auteure.
On peut toutefois se réjouir de la graduelle légitimation que connaît l’œuvre de Gerda Taro. Aujourd’hui, sa détermination et son talent impressionnent les nouvelles générations et son nom a même fait son entrée dans la culture populaire, puisque la musique a aussi commencé à lui rendre hommage. La chanson Taro du groupe Alt-J (∆) salue le travail du couple et le courage dont ils ont fait preuve en documentant des zones de combat et de guerre. Espérons que Gerda Taro accédera, dans la pensée collective, au rang de photographe à part entière et ne restera pas une femme de l’ombre.
Tank and Other Military Vehicles, photo prise par Gerda Taro lors de la bataille de Brunete. Espagne, juillet 1937. (© International Center of Photography).
Gerda Taro par Robert Capa.
Gerda Taro et Robert Capa.