Les œuvres de Niki de Saint Phalle ont accompagné les (r)évolutions de son époque mais ont aussi annoncé celles de notre génération. Le militantisme de l’artiste franco-américaine est resté plus qu’actuel et donne toute la force à ses œuvres, qui puisent aussi leur origine dans les événements marquants et dramatiques de sa vie.
À voir aussi sur Konbini
Au musée des Abattoirs de Toulouse, une exposition intime, titrée “Niki de Saint Phalle – Les années 1980 et 1990. L’art en liberté” revient tout particulièrement sur cette facette de sa carrière. À l’occasion de cet événement de grande ampleur qui court jusqu’au 5 mars 2023, retour sur cinq faits importants de la vie et de l’œuvre de cette illustre sculptrice.
Elle était une grande figure de l’écoféminisme
Quand on se plonge dans l’œuvre de Niki de Saint Phalle, la première chose qui saute aux yeux est évidemment son féminisme. On pense par exemple à ses Nanas géantes, symboles de la femme moderne et libre, qui investissent la place publique ; ses dessins autour de l’avortement comme “une liberté de choisir” ; ou ses Tirs qui dénoncent férocement le patriarcat, le sexisme et les violences faites aux femmes.
Niki de Saint Phalle, Abortion – Freedom of Choice, 2001. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris)
Les œuvres féministes ne manquent pas quand on en vient à se pencher sur sa carrière. Et d’ailleurs, la plasticienne – qui a activement participé au Mouvement de libération des femmes – n’hésitait pas à remettre à leur place, dans les années 1960, les journalistes misogynes.
Au-delà de sa lutte contre le sexisme, on parle un peu moins de son engagement écoféministe. L’écoféminisme est un mouvement philosophique, politique et éthique qui fait converger deux luttes, comme son nom l’indique : l’écologie et le féminisme. Niki de Saint Phalle défendait les femmes et l’environnement, abordant des questions comme la protection des animaux et le réchauffement climatique. Ces luttes convergeaient dans ses œuvres d’art.
Niki de Saint Phalle, La Papesse et le Magicien en construction, Jardin des Tarots, Capalbio (Italie), 1986. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris/Photo : Giulio Pietromarchi)
Les Jardins et les animaux sauvages qui peuplent le travail de l’artiste-activiste sont éminemment politiques. La faune, la flore, l’eau et la terre sont des éléments omniprésents et dénoncent l’exploitation des espèces menacées et des ressources naturelles de notre planète. “Ses préoccupations en matière d’écologie et de féminisme, sa manière de considérer la force vitale de tous les êtres vivants, animaux et végétaux compris, témoignent d’un écoféminisme précoce”, lit-on aux Abattoirs.
En 1993, alors qu’elle vivait en Californie pour profiter de la chaleur de cet État, bénéfique pour ses problèmes respiratoires, la plasticienne tombe sur un livre narrant l’histoire de la région, à travers une légende : au Moyen Âge, la Californie était perçue comme une île sans hommes où vivraient plus tard des femmes noires vêtues d’or, chevauchant des animaux. L’une de ces femmes était appelée la reine Califia.
Niki de Saint Phalle, Tree of Liberty (Queen Califia), 2001. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris)
C’est ainsi que l’artiste lui dédia une œuvre à son effigie : un immense temple de sculptures à Escondido, près de San Diego. Ce jardin, nommé Queen Califia’s Magical Circle, est rempli de sculptures à sa gloire, mêle des influences égyptiennes, précolombiennes, et emprunte au registre merveilleux. Dans sa sculpture Tree of Liberty (Queen Califia), elle représente la Reine au sommet d’un arbre, fusion de ses engagements féministes et environnementaux.
Autre exemple : ses Skinnies, des sculptures tubulaires et vides, en rupture totale avec ses Nanas pleines et généreuses. Créées en 1979, les Skinnies résonnent avec les problèmes respiratoires dont souffrait l’artiste : “Je découvre le vide. Mes sculptures respirent. […] Les déesses de la terre ont été remplacées par mes Skinnies. Les Skinnies respirent. Ce sont des sculptures d’air avec des sujets mythologiques. Vous pouvez apercevoir le ciel ou la nature à travers elles. J’invite le [public] à regarder avec moi. […] Respirer profondément, faire de l’exercice, marcher, rester proche de la nature m’a changée.”
Niki de Saint Phalle, Femme bleue, 1984, collection privée. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris)
Dans ses Tirs et sur son Mur de la rage, elle liste toutes les choses qui la mettent en colère et sur lesquelles elle aimerait tirer : le viol, le sexisme, le machisme, les animaux blessés, l’eau polluée, le gaspillage, la négligence des débris nucléaires, les risques de centrales nucléaires et le manque de respect envers notre Terre.
Elle a survécu à un inceste
Si son art est joyeux et coloré, fait de fleurs et de femmes, Niki de Saint Phalle porte en elle un douloureux traumatisme. Elle est une survivante de l’inceste : son père la violait régulièrement, dès ses 11 ans. Dans un livre intitulé Mon secret, publié aux éditions de la Différence, elle se confie pour la première fois, à l’âge de 64 ans, sur ce traumatisme, avec une graphie d’enfant.
Couverture et quatrième de couverture de Mon secret, de Niki de Saint Phalle, aux éditions de la Différence.
Sous la forme d’une lettre adressée à sa fille Laura, elle brise enfin son silence, ce lourd “secret” familial, et raconte la manière dont elle s’est sentie isolée dans la société, dans sa vie d’adulte et d’artiste. Dans ce texte, exposé en intégralité dans le cadre de l’exposition aux Abattoirs de Toulouse, elle écrit sur l’été de son premier viol, évoque le souvenir des serpents morts que son frère s’amusait à cacher dans son lit, et fait une analogie entre le reptile et le sexe de son père.
“Un soir, je tirais les draps de mon lit dans la petite chambre où je dormais seule. Dans les draps gisait le cadavre noir d’un serpent. […] Dans notre maison, la morale était partout, écrasante comme une canicule. Ce même été, mon père – il avait 35 ans – glissa sa main dans ma culotte, comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. J’avais 11 ans, et j’avais l’air d’en avoir 13.
Un après-midi, mon père voulut chercher sa canne à pêche, qui se trouvait dans une petite hutte de bois où l’on gardait les outils du jardin. Je l’accompagnais. Subitement, les mains de mon père commencèrent à explorer mon corps d’une manière tout à fait nouvelle pour moi. Honte, plaisir, angoisse et peur me serraient la poitrine. Mon père me dit : ‘Ne bouge pas.’ J’obéis comme un automate. Puis avec violence et coups de pied, je me dégageai de lui et courus jusqu’à l’épuisement dans le champ d’herbe coupée.
Mon père m’aimait mais ni cet amour, ni la religion archi-catholique de son enfance, ni la morale, ni ma mère n’étaient assez forts pour l’empêcher de briser l’interdit. En avait-il marre d’être un citoyen respectable ? Voulait-il passer du côté des assassins ? […] Je me suis souvent demandé pourquoi, après le viol, je n’ai pas immédiatement prévenu ma mère ? Si j’avais osé parler, que ce serait-il passé ? Le silence me sauvait mais, en même temps, il était désastreux pour moi car il m’isolait tragiquement du monde des adultes.”
Niki de Saint Phalle dans la douche, à l’intérieur de l’Impératrice, Jardin des Tarots, Capalbio (Italie), 1985. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris/Photo : Giulio Pietromarchi)
Force est de constater que le serpent hantera toute sa vie un grand nombre de ses œuvres et deviendra son animal totem, comme une réappropriation de son traumatisme, entre fascination et peur. Dans la même salle d’exposition du musée toulousain, un film projeté présente Daddy, une œuvre dans laquelle l’artiste s’attaque à son père, purgeant sa colère : tireuse d’élite, elle vise avec un fusil une figure le représentant.
“J’ai essayé de toujours mettre dans mes œuvres ce que je ressentais sur le moment. Mon enfance était douloureuse, solitaire et difficile, et alors je m’échappais dans un monde merveilleux. Ça m’a donné une structure pour toute ma vie. Je ne vais pas regretter mon enfance. Ça m’a permis d’être ainsi”, disait-elle.
Niki de Saint Phalle à Soisy-sur-École, avril 1983. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris/Photo : Leonardo Bezzola)
Elle a éveillé les consciences autour de l’épidémie du sida
Niki de Saint Phalle était une des premières artistes à soutenir publiquement les malades du sida, dès les prémices du virus, dans les années 1980. Pour éveiller les consciences, elle prend la parole dans des émissions télé, usant d’outils de communication multiples comme des flyers, des affiches, des timbres “Stop Sida” pour le service postal suisse, des pin’s ou des œuvres d’art comme La Peste ou Tir SIDA-AIDS-SIDA.
Marquée par le décès de plusieurs proches des suites du sida, elle en fera sa bataille en tant qu’alliée. Pour se documenter sur le virus, elle décida de se rapprocher alors du corps médical, notamment de l’immunologiste Silvio Barandun. À la suite de cette rencontre, elle publie l’ouvrage AIDS: You Can’t Catch It Holding Hands, en 1986.
Niki de Saint Phalle, Couverture de “Le sida, c’est facile à éviter”, 1986, Éditions Flammarion. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris)
Le livre sera retitré Le sida, c’est facile à éviter dans son édition française publiée un an après. Dans ces pages, elle offre un “manuel d’instruction”, détaille tout ce qu’on sait à ce jour sur la maladie, détruit les idées reçues et homophobes, informe sur les gestes préventifs, dans un registre de langue accessible à tout public.
En 1990, elle coréalise avec son fils Philip Mathews un court-métrage et un livre intitulé Le sida, tu ne l’attraperas pas…, en partenariat avec l’Agence française de lutte contre le sida. Les bénéfices récoltés grâce à la vente de dizaines de milliers d’exemplaires sont reversés à l’association AIDES, qui soutient les personnes atteintes du VIH et d’hépatites virales.
Elle était engagée dans la lutte antiraciste
Au cours de sa carrière, Niki de Saint Phalle a dénoncé le racisme et les violences dont souffraient les personnes noires aux États-Unis. À l’époque, très peu d’artistes blanc·he·s prennent la parole sur ces problématiques-là. Évoquant la misogynoir et les agressions que subissaient en particulier les femmes, la sculptrice se lance dans une série de Nanas noires.
Niki de Saint Phalle, Black is different, 1994. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris)
Afin de créer des représentations qui manquaient terriblement aux personnes racisées dans l’histoire de l’art, elle débute également, en 1998, sa série des Black Heroes, une série consacrée à des personnalités noires comme la performeuse Joséphine Baker, le musicien Louis Armstrong, le basketteur Michael Jordan ou le trompettiste Miles Davis.
À travers ces créations, elle soulignait la difficulté de Noir·e·s à exister et à évoluer dans un monde dominé par les Blanc·he·s. C’est pour suivre son engagement et donner toute la place que ces grandes figures méritent au sein de notre Histoire que certaines de ses sculptures monumentales, comme celle du joueur de baseball Tony Gwynn ou celle de Michael Jordan, furent exposées en 2012 en plein Park Avenue, dans le cadre d’une exposition dans l’espace publique. La sculpture de Michael Jordan a également été installée devant le National Museum of Women in the Arts, à Washington D.C.
Avant de devenir artiste, elle était mannequin
Avant de consacrer l’entièreté de son esprit et de son temps à son art en autodidacte, Niki de Saint Phalle a brièvement embrassé une carrière de mannequin. Elle commença à pratiquer cette activité dès ses 17 ans grâce à sa rencontre avec un homme lors d’un bal, qui lui proposa de devenir modèle. L’artiste en devenir posa ainsi pour de grands magazines tels que Vogue, Life et Elle.
Niki de Saint Phalle dans un de ses fauteuils d’artiste. Montage de sa rétrospective au Centre Pompidou, 1980. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris/Photo : Leonardo Bezzola)
Mariée à 18 ans, l’artiste devint mère à 21 ans. Sa carrière de mannequin fut suspendue en raison d’une hospitalisation en psychiatrie, un an plus tard, où on lui prescrivit des électrochocs, pour une “grave dépression nerveuse”. C’est en luttant contre ce cauchemar, là dans sa chambre froide et sans couleur, que Niki de Saint Phalle décida de se lancer totalement dans une carrière artistique.
Au cours de ce douloureux chapitre, elle livra ses premières œuvres graphiques, des “dessins complexes, avec d’innombrables lignes courbes”, rapportait le Grand Palais lors d’une rétrospective en 2014. “J’ai commencé à peindre chez les fous… J’y ai découvert l’univers sombre de la folie et sa guérison, j’y ai appris à traduire en peinture mes sentiments, les peurs, la violence, l’espoir et la joie. […] Peindre calmait le chaos qui agitait mon âme et fournissait une structure organique à ma vie sur laquelle j’avais prise. C’était une façon de domestiquer ces dragons qui ont toujours surgi dans mon travail”, confia-t-elle une fois sortie de l’hôpital.
Niki de Saint Phalle, Pouf serpent, 1994, Musée des Arts Décoratifs, Paris. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris/Les Arts Décoratifs, Paris/Photo : Jean Tholance)
Niki de Saint Phalle, Vase ange, 1993, collection du musée des Arts Décoratifs, Paris. (© 2022 Niki Charitable Art Foundation/Adagp, Paris/Les Arts Décoratifs, Paris/Photo : Jean Tholance)