La photographe belge Sanne De Wilde est partie à la rencontre d’une île dont une partie des habitants partage une caractéristique peu commune : ils sont incapables de voir les couleurs.
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Imaginer une vie sans couleurs est tout à fait déstabilisant. À quoi ressemblerait le monde s’il s’étalait devant nos yeux en niveaux de gris ? En plus de leurs qualités esthétiques, les couleurs ont une forte puissance symbolique, culturelle et significative. Des feuilles marron sont synonymes de l’arrivée de l’automne et une pomme verte n’a pas le même goût qu’une jaune.
Ne pas distinguer les couleurs ne signifie pas seulement voir autrement les paysages, cela s’accompagne d’un effort de compréhension différent de ce qui nous entoure. La photographe Sanne De Wilde s’est intéressée aux personnes souffrant d’une forme rare du daltonisme qui empêche les porteurs du gène de voir les couleurs.
Lorsque l’on parle de daltonisme, on pense généralement tout de suite à cette frange de la population touchée par une anomalie génétique qui leur fait confondre le rouge et le vert. Si ce handicap est assez répandu (environ un homme sur 20 en souffre, à noter que les femmes sont plus rarement touchées), il ne constitue qu’une petite partie de ce qu’englobe le terme de daltonisme – que le terme anglais colorblind retranscrit mieux.
En effet, associer daltonisme à la seule confusion du rouge et du vert est un abus de langage puisqu’il existe presque une dizaine de formes de daltonisme : certaines personnes sont incapables de détecter la couleur rouge, d’autres la couleur bleue et une infime partie de la population ne distingue aucune couleur. En plus de mal supporter la lumière et d’avoir une faible acuité visuelle, ceux qu’on appelle “achromates” ne voient le monde qu’en différentes teintes de gris, plus ou moins claires.
À l’échelle mondiale, seule 1 personne sur 50 000 serait atteinte d’achromatopsie. Pourtant, au beau milieu de l’océan Pacifique, le compteur s’affole : l’île micronésienne de Pingelap concentre un pourcentage étonnamment élevé d’individus souffrant de cette anomalie, elle aussi génétique : 10 % de la population de l’île (environ 250 habitants) voit le monde en noir et blanc.
Le neurologue américain Oliver Sacks, qui a entrepris de grandes recherches sur l’île à la fin du XXe siècle, rapporte dans ses écrits que plusieurs mythes tentent d’expliquer la présence de l’achromatopsie sur l’île. L’anomalie toucherait “les insoumis”, aurait été causée par une femme enceinte ayant “marché le long de la plage en plein milieu du jour” ou proviendrait des relations entretenues par un dieu fantomatique avec plusieurs femmes de l’île entre 1820 et 1870. Si cette dernière hypothèse semble peu probable, les dates coïncident bien avec le début de la propagation de la maladie.
En 1775, un typhon ravage l’île et tue près d’un millier de ses habitants. Le roi Mwahuele, porteur sain de l’anomalie, repeuple rapidement ses terres avec plusieurs femmes, dont quelques-unes d’entre elles sont aussi porteuses du gène. En raison de la consanguinité de l’île, ces naissances enchaînées font monter en flèche le nombre d’achromates au fil des générations.
Découvrant cette particularité de Pingelap, la photographe belge Sanne De Wilde a embarqué son appareil photo et ses calepins afin de partir à la rencontre des insulaires, et de raconter leur histoire. Depuis toujours intéressée par le concept d’identité et la façon dont vivent les personnes touchées par une anomalie génétique (elle est notamment à l’origine de travaux sur des personnes naines ainsi que sur des albinos au Samoa), l’artiste a entrepris de montrer le monde comme le voient les achromates.
Douceurs pastel et puissance du monochrome
Sur les pages de The Island of the Colorblind, édité chez Hannibal, se croisent des paroles d’achromates, des essais conduits par des personnes souffrant de l’anomalie ainsi que les images de la photographe. Celles-ci nous entraînent au cœur des paysages de Pingelap et de la vie de ses habitants.
Tantôt en noir et blanc, prises la nuit, les photographies retranscrivent la vision des achromates (qu’une des essayistes définit comme “un filtre permanent qui n’est pas sans rappeler le filtre Willow d’Instagram”), tandis que d’autres sont des photographies infrarouges, colorées de rose, comme émanant de l’imagination de ceux qui ne peuvent que rêver le monde en couleurs.
Des teintes de rose au milieu de végétaux nous emportent dans une rêverie innocente. Sur les pages suivantes, des images en noir et blanc de carcasses animales, lentement dévorées par des insectes, s’étalent sous nos yeux. Malgré l’apparente monotonie de l’idée d’un monde tout de gris paré, la photographe propose un travail incroyablement nuancé, qui s’équilibre entre imaginaire et réalisme.
Sanne De Wilde a immortalisé ses modèles dans des portraits troublants en noir et blanc. Comme une métaphore de leur vision, les yeux des modèles sont flous, éblouis par le flash de l’appareil. Le résultat est ensorcelant et confère à ces quelques personnes un caractère magique, qui les rapproche des mythes et histoires fantomatiques qui leur collent à la peau.
Pour compléter cette étude artistique, la photographe a demandé à des achromates de peindre en couleurs (sans qu’ils ne puissent les voir, évidemment) ses images en noir et blanc. Si les couleurs ne sont pas toujours conformes à la “réalité”, il est cependant important de noter la beauté et l’onirisme des images peintes, qui agissent comme une ode à l’imaginaire.
Une réflexion sur la normalité
Devant les paysages colorés de rose et de vert, une question nous taraude : qu’est-ce que la réalité des choses ? Qui a raison, entre celui qui est certain de voir la mer bleue et l’autre qui peut l’imaginer au gré de ses envies ? Du “cogito ergo sum” de Descartes (qui se permet de douter de tout puisque même ses sens, dont sa vue, peuvent être défaillants) au récent débat mondial de la robe blanc et doré (ou bleu et noir, ne relançons pas le débat), l’histoire prouve que la perception des couleurs est toute personnelle.
C’est sans doute pour cela que, lorsque l’artiste demande aux achromates de l’île ce qu’ils feraient s’ils avaient la possibilité de voir les couleurs “normalement”, la plupart répondent qu’ils refuseraient :
“Je ne sais pas trop, est-ce que ça ne bouleverserait pas complètement mon monde, si moi, photographe spécialisé dans le noir et blanc, je pouvais soudainement voir en couleurs ? Peut-être que ça ruinerait complètement ma spécialité”, raconte Paul, tandis que Lisa accepte d’essayer “seulement si je peux arrêter quand je veux”.
Sanne De Wilde interroge de façon directe et simple ses modèles, avec des questions portant sur leur couleur préférée ou leur plus grosse surprise concernant les couleurs. Les réponses permettent une incursion supplémentaire dans la réflexion sur ce que cela signifie de voir le monde en noir et blanc, à l’instar de cette jeune femme qui avoue avoir été tout à fait surprise de découvrir qu’il y avait plus de couleurs que “le clair et le foncé”. Une autre raconte :
“Je ne savais pas que les arbres pouvaient avoir d’autres couleurs que le vert et le marron. Je me suis aussi habillée de façon plus audacieuse que ce que je croyais, en associant des couleurs qui attirent l’attention (alors que je déteste me faire remarquer).”
Tandis que certaines réponses prêtent à sourire : “Je disais toujours être ‘rouge comme une carotte’ quand j’attrapais un coup de soleil. Évidemment je voulais dire rouge comme une tomate. Quoique. Sont-elles rouges toutes les deux ?”.
D’autres sont plus poétiques : “Habituellement, je ne distingue aucune couleur, mais une fois, j’ai vu un coucher de soleil qui a coloré le monde entier de rouge et je pouvais voir ce rouge. Ça m’a époustouflé, c’était incroyable…”
En même temps qu’une quête d’identités et de rencontres, The Island of the Colorblind est bien une quête d’onirisme et d’imaginaire, autant celui des modèles que celui des lecteurs. Grâce à ses mises en scène parfois cinématographiques, sa réflexion sur les couleurs et ses différents supports, Sanne De Wilde propose une histoire à plusieurs voix qui dépasse le simple cadre des achromates de l’atoll de Pingelap et se propose de renverser nos perceptions.