Vous avez déjà hoché la tête, les yeux dans le vide, espérant qu’on ne vous demande pas plus de précisions sur le sujet dont on vous parle depuis dix minutes ? C’est pour éviter ce genre de situations, proposer des pistes de réflexion et démocratiser l’accès à l’histoire de l’art que nous vous concoctons cette série d’articles dédiée aux grands mouvements artistiques. Cette semaine, dans notre viseur : les Arts incohérents.
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Comment les Arts incohérents sont-ils nés ?
Dans les années 1880, la Troisième République a une dizaine d’années et s’installe tout juste après un siècle de désordre gouvernemental où se sont succédé trois monarchies, deux républiques, deux empires, une guerre civile et, bien sûr, une révolution. Ce bal de têtes gouvernantes donne des idées aux artistes et intellectuel·le·s qui font vibrer la presse de satires et de caricatures, et donne vie à nombre de contre-courants et salons plus ou moins officiels.
Affiche de l’exposition des Arts incohérents de 1886. (© Jules Chéret)
Après avoir participé à la création du club littéraire des Hydropathes, le jeune écrivain et éditeur Jules Lévy imagine à l’été 1882 un nouveau courant artistique, celui des Arts incohérents. Dès le mois d’octobre, il organise, chez lui, une exposition d’un soir qui connaîtra un tel succès qu’une deuxième édition verra le jour l’année suivante, à la galerie Vivienne à Paris, un mois durant. Près de 20 000 personnes se seraient déplacées pour visiter l’exposition, symbole du retentissement du mouvement auprès d’un public friand de rigolade.
Les Arts incohérents, qu’est-ce que c’est ?
Dans la veine des productions satiriques et polémiques liées à la Troisième République, le mouvement avant-gardiste créé par Jules Lévy vise l’humour décalé, corrosif et l’art parodique, à mille lieues du sérieux et de l’élitisme du monde de l’art. La Gazette Drouot précise que le fondateur souhaitait réunir des dessins “exécutés par des gens qui ne [savaient] pas dessiner”.
La publication spécialisée dans les ventes aux enchères souligne que les Arts incohérents ont posé la première pierre d’un édifice augmenté au fil des années par les Dadaïstes, le Surréalisme “ou encore l’art brut“. À contrepied des salons guindés, de l’art envisagé comme instrument au service de l’État et de l’Académie des Beaux-Arts, les Arts incohérents ne souffrent d’aucune règle – d’exécution, de thématique, de technique ou de support – exceptée celle de viser le rire.
Affiche de l’exposition des Arts incohérents de 1893.
Prêchant la liberté, le mouvement qui s’en refuse le nom revêt différents visages. Les expositions présentent des affiches, des dessins, des pancartes agrémentées de jeux de mots et calembours. En 1885, des bals costumés sont organisés à travers la capitale afin de faire vivre encore plus intensément le succès des “Incos”.
Qui sont les artistes des Arts incohérents ?
Aux côtés du fondateur Jules Lévy, on retrouve les noms de Toulouse-Lautrec, d’Henri Pille, d’Antonio de La Gandara ou encore d’Émile Cohl. L’écrivain Paul Bilhaud est l’auteur d’une des œuvres considérées comme les plus représentatives du mouvement, Combat de n*gres pendant la nuit. Disparue pendant 138 ans, l’huile sur toile a refait surface dans une malle oubliée en 2018.
Paul Bilhaud, “Combat de n*gres, pendant la nuit”, 1882. (© Galerie Johann Naldi)
Des descriptions de l’œuvre étaient parvenues aux spécialistes de l’art sans savoir ce qu’elle représentait clairement. La découverte de l’œuvre a eu l’effet d’un pavé dans la mare du monde de l’art, étonné par la “radicalité très moderne et sophistiquée” de ce qui devenait le “premier monochrome” de l’histoire de l’art, “la Joconde de ce mouvement artistique”, rapportait alors à France Info le galeriste Johann Naldi. L’authenticité du tableau a cependant été interrogée par certain·e·s expert·e·s par la suite.
Et aujourd’hui ?
Les Arts incohérents se sont essoufflés presque aussi rapidement qu’ils ont connu le succès. Dans les années 1890, le mouvement avait commencé à lasser son public et tombait doucement dans l’oubli. Dans les années 1960, un nouveau souffle est donné au mouvement sous l’impulsion des “amateurs de ‘pataphysique'” et de quelques critiques qui interrogent la résonance du mouvement, note Libération. En 1992, le musée d’Orsay organise une exposition en l’honneur des “Incos”.
Pendant près de trente ans, le mouvement dort de nouveau, jusqu’à la découverte de la fameuse malle contenant le monochrome de Paul Bilhaud ainsi que “seize autres œuvres qui ont été présentées dans l’une ou l’autre des expositions des Arts incohérents entre 1884 et 1893”, rapporte Le Monde. Le 7 mai 2021, près de 140 ans après l’avènement des Arts incohérents, les 17 œuvres étaient reconnues “trésor national” par le ministère de la Culture. Une reconnaissance officielle qui aurait sans doute bien fait rire les plaisantins à l’origine du mouvement.