Il est difficile de décrire Ernest Pignon-Ernest tant lui-même semble s’écarter des définitions et des termes figés. Il fuit comme la peste l’immuable : en conteste sa carrière, longue de plus de cinquante ans, faite d’œuvres essaimées à travers la planète et destinées à s’effriter et à s’évanouir sur les murs qui les ont portées.
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Ce refus de la définition est manifeste lorsque l’artiste s’exprime. Puits d’histoires et de rencontres, il prend son temps pour raconter son travail et les situations qu’il charrie, précisant : “On a souvent dit que je faisais des œuvres en situation mais moi, je dis plutôt que je vise à faire œuvre des situations.”
Les Expulsés, 1978-1979. (© Ernest Pignon-Ernest/Adagp, Paris, 2022)
Il sait que son art raconte mieux que les mots – avec bien plus de subtilité et de nuances – la complexité, les douleurs et les beautés du monde qu’il restitue. Si clé de voûte il y a à trouver, il s’agirait plutôt d’une constante interrogation qui cherche à donner une présence à l’absence.
Artiste phare du street art, inspiration de tant d’artistes contemporain·e·s et génie du trait, Ernest Pignon-Ernest est cependant peu exposé en musées. Présenter son œuvre entre quatre murs est un défi que s’est lancé le Fonds Hélène et Édouard Leclerc de Landerneau, en Bretagne, dans une exposition qui court jusqu’à janvier 2023.
L’ancien cloître y présente plus de 300 œuvres – dessins, photographies, objets – de l’artiste, dans une installation inspirante qui ne vise pas l’exhaustivité mais offre tout de même au public l’occasion de se perdre et de prendre en considération “ce qu’on inflige à l’humain de notre temps”, selon les termes de l’artiste, bien que ce dernier refuse les formules toutes faites.
“Parfois, j’entends dire : ‘Ernest vise à faire prendre conscience’, mais moi, je n’ai jamais eu cette idée-là et ça m’agace quand on dit ce que je veux faire parce que je n’en sais rien et j’aimerais bien le savoir. Mais, ce qui est sûr, c’est que ça apparaît comme une nécessité. J’essaie de réinscrire l’histoire humaine dans les lieux et de lutter contre l’amnésie générale. D’affirmer la présence de l’homme et de la femme”, glisse l’artiste devant ses œuvres.
Avortement, immigré·e·s, apartheid, guerre d’Algérie, Palestine : à l’occasion de cette rétrospective sur sa carrière longue de cinquante ans, voici cinq de ses œuvres les plus puissantes.
La Commune, 1971. (© Ernest Pignon-Ernest/Adagp, Paris, 2022)
L’apartheid, 1974
En 1974, en plein apartheid, la ville de Nice, dont est originaire l’artiste, organise un jumelage avec Le Cap, “capitale du racisme institutionnalisé” en Afrique du Sud, précise Ernest Pignon-Ernest. Cette décision intervenait un an après que les Nations unies ont qualifié l’apartheid de “crime contre l’humanité”.
Face à cet “outrage” et ce “déshonneur”, il “figure le cortège des absents” le long du “chemin des festivités” que parcourront les personnalités des villes jumelles. Entre la place Masséna et le stade où s’apprête à jouer l’équipe sud-africaine de rugby, il colle “des images d’une famille noire parquée derrière des barbelés”. Ernest Pignon-Ernest attend la dernière minute pour coller ses œuvres, s’assurant ainsi que la police ne puisse décrocher les silhouettes.
Nice-Le Cap, 1974. (© Ernest Pignon-Ernest/Adagp, Paris, 2022)
L’avortement, 1974
Au tournant des années 1960, le débat concernant la libéralisation de l’avortement fait rage à l’Assemblée nationale. Une campagne “particulièrement réactionnaire”, rapporte Ernest Pignon-Ernest, se développe alors avec des affiches montrant l’image d’un fœtus, souligné du slogan “L’avortement tue”.
L’artiste confirme : “Oui, l’avortement tue, et il tue d’abord les femmes.” Il imagine des dessins représentant les corps nus de femmes le long des murs. Le ventre jeté en pâture aux passant·e·s, ces femmes portent sur leur corps la douleur qui les tord, de façon physique et émotionnelle.
Ces dessins de corps collés sur deux axes, le mur et le sol, rendent compte de l’importance du travail in situ chez Ernest Pignon-Ernest, de l’importance de “où c’est collé, quand c’est collé et comment c’est collé”, insiste-t-il. Les œuvres imaginées dans son atelier sont transformées dans la rue, selon les exigences de cette dernière. “Je suis souvent obligé de reconstituer l’espace dans lequel j’inscris le corps. Dans la rue, les dessins vont être appréhendés par la gauche ou par la droite, il y a des distorsions avec lesquelles il faut jouer.”
Se remémorant ces interventions sur l’avortement, Ernest Pignon-Ernest note les difficultés de conjuguer ses dessins de l’atelier aux réalités extérieures : “Je n’ai trouvé la solution ‘plastique’ qu’en intégrant comme un élément même du dessin la cassure entre les plans vertical et horizontal. Le pli joue à la fois dans la construction, dans l’architecture du dessin et dans sa dramaturgie : la mise en situation s’accroche au réel.” Dans toutes ses interventions, les mises en situation sont souvent “très longues”, et ce, même “lorsque les esquisses sont rapides”, précise-t-il.
Étude de nu, 1971. (© Ernest Pignon-Ernest/Adagp, Paris, 2022/Photo : Fabrice Gibert, Galerie Lelong)
Immigrés, 1975
Cette même décennie, Ernest Pignon-Ernest passe plusieurs semaines “dans un foyer avec un groupe de travailleurs immigrés d’Avignon”. Cette rencontre et le dialogue engagé donnent lieu à des sérigraphies collées en bas des murs de la ville, un rappel de la façon dont ces exilés sont “pratiquement tous cantonnés dans des tranchées ou dans des caves, littéralement pas au même niveau”.
“Conjugué au problème aigu des marchands de sommeil, ce constat a dicté cette image au ras du sol, symbolique de leur situation, avec la volonté de la rendre visible en contrebas, où l’on ne regarde jamais”, note l’artiste. “Mes images sont conçues pour des lieux avec une très grande précision. Il y a une conjonction entre les raisons plastique et symbolique”, ajoute-t-il.
Sérigraphies Immigrés dans les rues d’Avignon, 1975. (© Ernest Pignon-Ernest/Adagp, Paris, 2022)
Aux côtés de sérigraphies collées sur les murs qui mettent en lumière la beauté et la précision du geste d’Ernest Pignon-Ernest, le Fonds Hélène et Édouard Leclerc expose des photographies de ses travaux, afin de montrer l’importance du sol et des lieux.
Cela permet aussi de comprendre les déclarations du peintre, lorsqu’il affirme qu’il ne crée par de trompe-l’œil mais des “dessins au carré”. “J’affirme un imaginaire, je ne cherche pas à faire une image d’un personnage réaliste, je cherche à faire le dessin d’une image, je crée une distance. Même s’il y a un effet de réel par la grandeur, j’affirme cette distance en laissant des bandes de papier visibles, par exemple.”
Sérigraphies Immigrés dans les rues d’Avignon, 1975. (© Ernest Pignon-Ernest/Adagp, Paris, 2022)
Les crimes de l’État français en Algérie, 2003
En 2003, Ernest Pignon-Ernest est “invité à participer à une exposition sur le thème de l’Algérie, à laquelle étaient associés de nombreux artistes algériens”. Il colle dans plusieurs rues d’Alger le portrait en pied de Maurice Audin, jeune mathématicien français torturé et tué à l’âge de 24 ans par l’armée française en raison de son militantisme communiste et anticolonialiste, pour l’indépendance de l’Algérie.
Si Pignon-Ernest choisit la figure de Maurice Audin, ce n’est pas parce qu’il serait “un martyr à privilégier, parce qu’Européen”, précise-t-il, mais parce qu’il estime devoir d’abord “poser des questions à la France”. Il choisit ce proche du journaliste Henri Alleg, qui figure dans le récit édifiant de ce dernier sur les tortures de l’État français pendant la colonisation et qui a profondément marqué l’artiste.
Sérigraphie Maurice Audin, 2003, Alger. Militant anticolonialiste torturé et assassiné par les militaires français en 1957. (© Ernest Pignon-Ernest/Adagp, Paris, 2022)
“Je me suis dit qu’en tant que Français, je ne pouvais pas me mêler des affaires de l’Algérie d’aujourd’hui. Le silence autour de la mort d’Audin me semblait emblématique de tout ce poids, de tous ces non-dits dans nos relations avec l’Algérie”, pose-t-il face à la silhouette du militant exposée à Landerneau.
Lorsque Ernest Pignon-Ernest colle ses dessins de Maurice Audin, en 2003, la thèse avancée par l’État français concernant la mort du jeune homme est toujours celle des parachutistes qui l’ont torturé : celle de l’évasion. Ce n’est qu’en 2014 que François Hollande reconnaît officiellement sa mort en détention. Quatre ans plus tard, Emmanuel Macron reconnaît les responsabilités de l’État et de l’armée française dans ce crime.
Ernest Pignon-Ernest insiste sur le fait que qu’il “ne crée pas d’œuvre manifeste ni illustre des mots d’ordre”. Pour lui, il ne réalise pas “d’œuvres politiques au premier degré” : “Je traite de ce qu’on inflige à l’humain de notre temps.”
Mahmoud Darwich en Palestine, 2008
Ernest Pignon-Ernest se rend en Palestine en 2008 pour y collaborer avec le célèbre poète Mahmoud Darwich, rencontré quelques mois auparavant à Paris, dans un respect et une admiration mutuels. Malheureusement, un mois avant l’arrivée du Français à Ramallah, le Palestinien meurt. Ce voyage prendra donc la forme d’un hommage au poète, collé de Ramallah à Gaza, dans des lieux liés à la vie de ce dernier.
L’artiste se souvient des premières silhouettes collées, en commençant, comme toujours, par les pieds. Il se rappelle des yeux interrogateurs des passant·e·s jusqu’à ce que la tête de Mahmoud Darwich apparaisse : “Quand les gens voient que c’est lui que je déroule, ils applaudissent, ils récitent ses poèmes en entier d’après les quelques vers calligraphiés que je colle. Puis ils me suivent pour applaudir et réciter. C’était à pleurer.”
Citant la poétesse allemande Eva Strittmatter, qui affirme que “le poète fait son pays”, Ernest Pignon-Ernest déclare que “Mahmoud Darwich incarne l’exil et la Palestine, la violence qui lui est faite”. “Jamais mes images n’ont, comme là-bas, dit à la fois la force d’une présence et d’une absence.”
Connu pour ses dessins des poètes Vladimir Maiakovski, Arthur Rimbaud, Pablo Neruda, Jean Genet et Pier Paolo Pasolini, Ernest Pignon-Ernest rend en toute logique hommage à Mahmoud Darwich, “un des plus grands poètes contemporains”, selon ses termes. “Je suis athée, je n’ai pas de saint, donc je prends les poètes pour incarner des valeurs”, conclut-il.
L’exposition du Fonds Hélène et Édouard Leclerc de Landerneau consacrée au travail d’Ernest Pignon-Ernest est visible jusqu’au 15 janvier 2023.