Entre deux photos en bikini sur la plage offertes à ses 875 000 abonné·e·s, l’instagrameuse Aggie Lal postait en mars dernier une série de photos narrant son séjour en Arabie saoudite. Comme toutes vacances d’influenceur·euse, celles-ci n’étaient évidemment pas à ses frais, et si les images qu’elle a rapportées sont si travaillées, c’est parce que le voyage était financé par une organisation liée au gouvernement saoudien, comme l’indique la présence de Tourki ben Fayçal Al Saoud, un homme politique membre de la dynastie saoudienne.
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Le partenariat, repéré par Bloomberg et Slate, est l’œuvre d’une entreprise fondée par une influenceuse australo-hollandaise nommée Nelleke Van Zandvoort Quispel. Après un voyage au Royaume d’Arabie saoudite (abrégé KSA en anglais, pour “Kingdom of Saudia Arabia”), elle décide de capitaliser sur la mauvaise presse du royaume en Occident.
Après le meurtre de Jamal Khashoggi et les frappes meurtrières à l’encontre du Yémen, sans compter le peu de liberté accordée aux femmes et les conditions des travailleur·se·s immigré·e·s, l’Arabie saoudite ne remonte pas sa cote de popularité aux yeux des touristes occidentaux. Pour changer cela, la femme d’affaires a créé Gateway KSA :
“Une porte d’entrée pour apprendre à connaître un côté de l’Arabie saoudite que vous n’avez jamais vu. Nous sommes déterminé·e·s à créer des relations inter-culturelles grâce au voyage et à l’éducation”, explique le site de l’entreprise.
Des voyages critiqués
Vêtue d’une abaya noire (“C’est vraiment confortable en fait”, assure-t-elle dans ses stories avant d’écrire qu’elle cherche un moyen de “travailler le style” de son niqab) et non plus de ses sempiternels maillots de bain, Aggie Lal a pris part dans toutes les activités qui font fureur chez les influenceur·se·s grâce à Gateway KSA. Balade en hélicoptère (royal), tour en quad dans le désert, randonnées à l’aube et visite de sites habituellement fermés au public, elle ne cesse de s’émerveiller : “Qu’on me pince, je rêve !”, “je ne peux que recommander cet endroit”.
Entrée par mégarde du côté des hommes dans un Starbucks, elle rit de la méprise et compare cette ségrégation saoudienne des genres à la ségrégation américaine raciale des années 1950. La trentenaire tient aussi à redorer la réputation des hommes saoudiens :
“Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les Saoudiens ont été très gentils et respectueux envers moi tout le long de ce voyage et, pour être honnête, tous les hommes que j’ai rencontrés à travers le Moyen-Orient ont toujours été gentils et respectueux, ce que je ne peux pas affirmer à propos des hommes d’autres pays.”
Capture d’écran de la story “Saudia” d’Aggie Lal.
Si les internautes sont bien habitué·e·s aux voyages sponsorisés et publicités plus ou moins déguisées, la pilule saoudienne a ici bien du mal à passer. Sous les images léchées de l’instagrameuse américaine, les commentaires pleuvent :
“Ce pays qui t’a payée pour que tu le promeuves tue des innocent·e·s, surtout des enfants, au Yémen depuis des années, tue des femmes pour des raisons absurdes, a tué un journaliste et maintenant tu es là-bas pour nous dire quoi ? De le visiter ? HONTE SUR TOI.”
“Ummmmm… Quoi ? Tu te rends compte à quel point ce gouvernement est tyrannique, n’est-ce pas ? Tu te rends compte que tu n’es qu’un pion ?”
Aggie Lal a répondu en pointillé à ces critiques, sous sa première publication déjà, en se confiant sur son hésitation, puis en interrogeant ses abonné·e·s :
“J’ai une question pour vous : si vous vouliez aider les femmes saoudiennes à avoir plus de droits, est-ce que vous boycotteriez le pays OU encourageriez-vous toutes les femmes du monde à aller là-bas pour rencontrer des gens, vous faire des amis et écouter les besoins des femmes saoudiennes pour qu’on s’aide les unes les autres ?”
“J’ai mis un moment à me décider pour savoir si je devais accepter l’invitation de @gatewayksa et visiter l’Arabie saoudite. Je me suis demandé : dois-je juger un pays à travers son gouvernement ou à travers sa population ? Suis-je capable et ai-je envie de visiter un pays qui connaît une très mauvaise presse dans les médias occidentaux et le voir – le pays et ses habitant·e·s – avec un cœur et un esprit ouverts.
Je partagerai ici mes impressions de l’Arabie saoudite dans les prochains jours donc restez connecté·e·s et en attendant, dites-moi ce que vous demanderiez à un Saoudien local si vous aviez la chance de boire un café arabe en sa compagnie. Que connaissez-vous sur l’Arabie saoudite de manière générale ? Je suis curieuse !
Clause de non-responsabilité : notez bien que les sites de Madain Saleh sont actuellement fermés au public en attendant que la commission royale développe la zone et permette le tourisme. J’ai reçu une invitation officielle me permettant de filmer et documenter ces sites pour les partager avec vous.
@gatewayksa est une ONG non-affiliée avec le royaume d’Arabie saoudite, toutes les opinions exprimées sont les miennes. Les images sont de @moliverallen“.
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Depuis un an, le pays a annoncé ses intentions de s’ouvrir au tourisme – un tel visa n’existait pas jusqu’ici. À l’occasion, en décembre dernier, d’une course automobile près de Ryad, la “Formule E”, des personnalités avaient déjà été invitées dans le royaume, et surtout, invitées à partager des souvenirs de leur séjour, à l’exemple de Scott Disick, l’ex de Kourtney Kardashian. Enrique Iglesias, Jason Derulo, David Guetta, les Black Eyed Peas et OneRepublic ponctuaient l’événement sportif de concerts.
En plus d’Aggie Lal, ce serait environ 200 infleuenceur·se·s qui auraient déjà participé à ces voyages que de nombreux·ses internautes qualifient de propagande. Si la démarche de la jeune femme n’est pas dénuée de sens – aller voir de ses propres yeux un pays, sa culture et ses habitant·e·s est évidemment toujours fructueux, d’autant plus lorsque l’on vient d’un pays qui dénigre les cultures qui ne lui ressemblent pas –, le fait qu’elle passe par une organisation liée au royaume et que les activités qu’elle montre ressemblent davantage à une pub pour un club de vacances qu’à un voyage de découvertes interroge.
Le monde arabe étant en proie à de nombreux préjugés de nos jours, ces influenceur·se·s ont une certaine responsabilité et une certaine éthique à assumer, d’autant plus lorsque leur venue profite au gouvernement.