En mai 2022, et pour la première fois depuis sa création, le Festival de Cannes accueillait un film en provenance du Pakistan. Réalisé par Saim Sadiq et produit par Sana Jaffri, Joyland a remporté le Prix du Jury dans la sélection “Un certain regard” mais aussi la Palme Queer.
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L’occasion de s’intéresser de plus près à une nouvelle vague d’artistes pakistanais·es très conscient·e·s des questions liées au genre et à la place des femmes dans leur pays. Amna Rahman, jeune peintre de 29 ans originaire de Karachi, fait partie de cette nouvelle génération d’artistes. Ses œuvres dénoncent les tabous autour de la sexualité, de la santé mentale et de la communauté queer. Rencontre.
Konbini arts | Bonjour, Amna. Peux-tu nous parler de ta vie au Pakistan ?
Amna Rahman | Je suis née ici mais dans une famille progressiste et déconnectée de l’islam tel qu’il existe dans le pays. J’ai été éduquée dans un cocon matriarcal, ma grand-mère est une figure très indépendante, ma mère aussi, en ça, je suis très avantagée.
Ce ne sont pas les hommes qui décident pour moi. Une personne “normale” de mon âge au Pakistan serait déjà mariée, avec deux enfants. En règle générale, je pense que les femmes ici ne mesurent pas leur potentiel. Je sais qu’elles sont capables de tout, qu’elles pourraient s’organiser ensemble, sans hommes. Mais pour le moment, elles sont trop isolées les unes des autres.
Ton travail témoigne d’une grande liberté de choix des sujets. As-tu été encouragée dans cette voie ?
J’ai eu pour professeur Ali Kazim, un artiste célèbre dans toute l’Asie du Sud. Il m’a beaucoup guidée notamment quand j’ai été confrontée à cette crise identitaire de genre. À l’époque, je ne trouvais pas les mots pour l’exprimer.
À l’université, je sortais avec une fille. J’étais attirée par les femmes et j’ai commencé à me poser des questions : quel est ce genre que nous recevons à la naissance et qui détermine ce rôle que nous devrions ensuite jouer chaque jour ? Je voyais bien qu’en tant que femme, je devais m’habiller d’une certaine manière, cuisiner et toutes les autres normes que nous avons dans notre culture. Pour moi, ça n’a pas beaucoup de sens.
Qu’est-ce que cela a changé dans ton parcours d’artiste ?
Maintenant, je remets absolument tout en question. L’institution du mariage, par exemple, et les règles qu’elle définit pour chacune. Je suis absolument opposée à l’idée de me marier, ce qui n’est pas courant par ici (rires). Je ne me vois même pas être mère, jamais. Je refuse ces injonctions. Une grande partie de mon travail reflète des figures féminines et parle de cet isolement dans lequel vivent les femmes au Pakistan.
Tu peins de la tendresse entre femmes, du désir aussi. Quelles sont les réactions ?
Certaines galeries me préviennent : elles “n’autorisent pas les figures féminines” à être “intimes les unes avec les autres”. À l’université de Lahore, on m’a dit que je ne pouvais pas exposer certaines œuvres jugées trop explicites.
On me dit : “Tu pourrais te faire tirer dessus. Certains extrémistes peuvent se sentir provoqués par ce que tu peins.” En cela, c’est difficile, mais côté ventes, les gens reviennent. Ces mêmes tableaux sont vendus en premier. La demande est là. J’aime peindre ces rapports-là.
Quel ton rapport aux hommes dans tes œuvres ?
Étonnamment, ils n’existent pas pour moi lorsqu’il s’agit de peindre. J’ai bien sûr un père, un frère, des amis masculins mais l’homme tel que notre société le définit me pose problème et ne m’inspire pas. Je ne lui accorde aucune importance. C’est ce que j’ai trouvé jusqu’à présent, l’ignorer.
D’où te viennent l’envie de peindre et l’inspiration ?
De la drogue (rires) ! Non, de ma vie, de ce que j’aime. Je peins à partir de modèles, mais aussi de photos. Ce que je montre, je ne le fais pas pour l’argent ; si ça aide ne serait-ce qu’une femme à comprendre la position qui est la sienne et à briser les liens qui l’entravent, alors j’aurais réussi, c’est ça qui m’inspire.
Quel pourrait être ton prochain tableau ?
Dans un quartier très défavorisé, j’ai croisé une fille qui portait les cheveux courts, des piercings, elle s’habillait différemment. Elle semblait bien dans sa peau, libre. Je n’ai pas abordé le sujet mais je suis sûre qu’elle doit faire face à ses propres obstacles. Au Pakistan, c’est la norme pour les frères ou les pères de contrôler les femmes. Nous ne parlons pas de ces choses que nous traversons, mais elles sont toujours là. Si je la revois, j’aimerais la peindre.
L’illustre peintre pakistanais Sadequain dessinait des femmes complètement nues, bien avant toi. Aujourd’hui, c’est quelque chose que vous devriez cacher ?
Cela n’a aucun sens, mais comme toujours, les hommes ont plus de droits que nous, même quand il est question de notre propre image. Quand Sadequain peignait, le Pakistan était en bien meilleur état sur le plan culturel. Quand je compare avec la génération de ma mère, nous régressons.
Beaucoup de gens abandonnent l’université et se désintéressent de l’éducation. À cette époque, il faut se représenter que les poètes et les écrivain·e·s s’asseyaient ensemble pour parler d’art. Aujourd’hui, les nouvelles générations ignorent même qui sont nos figures culturelles et intellectuelles… Pourtant, c’est si important pour un peuple de connaître son identité !
Google ouvre une hotline reconnue par l’OMS, à destination des femmes pakistanaises, dans le but de prévenir les suicides. Ta peinture questionne l’origine des troubles psychologiques. Quelle est ton opinion à ce sujet ?
Ici, les femmes ne sont pas prises au sérieux, cela va beaucoup les aider, c’est une super initiative. Pour moi, une grande partie de ces problèmes de santé mentale découle de cette obligation de performance de genre. La pression est trop forte. Si une femme a besoin de quelqu’un·e à qui parler : elle doit pouvoir accéder à une aide appropriée et s’isoler des personnes toxiques qui l’entourent. Mais au Pakistan, ce n’est pas si facile.
Quel a été l’impact du mouvement #MeToo au Pakistan ?
Le dialogue depuis #MeToo a changé beaucoup de choses, les femmes avaient besoin d’être encouragées à s’exprimer. Depuis, il y a la marche des femmes (“Aurat March”), diffusée à la télévision et sur les réseaux sociaux. Cela contribue à éduquer les gens, à mettre des mots sur ce qu’ils traversent. Notre société est très hiérarchisée, mais tout à coup, il y a eu cette manifestation qui rassemble des personnes issues de toutes les classes sociales, un phénomène très rare au Pakistan, c’est encourageant.
Je pense que nous devons désormais nous rassembler. Vous mentionnez Sana Jaffri, la productrice du film Joyland, je la connais et nous partageons les mêmes opinions. Ce qui manque à notre nouvelle génération, c’est un espace, une plateforme pour construire notre vision de l’avenir. L’unification, c’est ce à quoi nous travaillons aujourd’hui.