En cette saison du printemps, ce sont des fragments de discours amoureux qui sont réunis à la Maison européenne de la photographie, à Paris. La vie amoureuse est explorée dans des travaux intimes : des premiers balbutiements à la splendeur du quotidien, de la passion des jours heureux à la douleur d’un deuil.
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L’exposition collective “Love Songs” révèle la pluralité du sentiment, du récit et de l’événement amoureux à travers quatorze séries photographiques de Nobuyoshi Araki, Nan Goldin, René Groebli, Emmet Gowin, Larry Clark, Sally Mann, Leigh Ledare, Hervé Guibert, Alix Cléo Roubaud, JH Engström & Margot Wallard, RongRong&inri, Lin Zhipeng, Hideka Tonomura et Collier Schorr.
Nan and Brian in bed, New York City, 1983, de la série “The Ballad of Sexual Dependency”, collection MEP, Paris. (© Nan Goldin/courtesy of Marian Goodman Gallery)
Parmi ces projets présentés, trois ont retenu notre attention : Thierry d’Hervé Guibert qui photographie son amant, alors qu’ils sont tous deux porteurs du VIH, The Ballad of Sexual Dependency de Nan Goldin qui documente ses amitiés, ses amours violentes et dépendantes, et une série en deux parties de Nobuyoshi Araki qui met en regard les premiers et les derniers instants vécus avec sa femme.
Hervé Guibert, Thierry (1976-1991)
1976. Hervé rencontre Thierry. Hervé a 20 ans et Thierry en a 21. Hervé est né le 14 décembre et Thierry, le 15. Hervé est séropositif et Thierry aussi. Quinze ans plus tard, on retrouvera toujours Thierry dans la vie d’Hervé, l’accompagnant dans la maladie et la mort. Thierry finira par rejoindre Hervé, un an après sa mort, emporté par le sida.
T. au verre de vin, tête penchée, Santa Caterina, 1983. (© Hervé Guibert/Les Douches la Galerie, Paris/don de Christine Guibert)
Quinze ans d’amour. C’est ce que l’auteur et photographe français Hervé Guibert a documenté. Les deux amants étaient atteints du même mal et suivaient la “transformation de [leur] âme” en immortalisant leur relation. Dans chaque photo de Guibert, qui a figé tout au long de sa vie sa maladie vie en textes et en images, il est toujours question de corps et de désir. Ce dernier attestait que son œuvre ne témoignait que d’“une chose” : “Mon amour.”
On retrouvera Thierry, plus tard sous l’initiale “T.”, dans le livre posthume Le Mausolée des amants d’Hervé Guibert, paru en 2001 : “T. a pleuré dans mes bras, sur mon lit, c’était pire que la suffocation que j’ai eue à l’endroit du cœur après qu’on m’a troué un poumon avec une seringue. […] Il reste sans doute le personnage d’origine, le repère, la mire, la mesure, le personnage principal de l’histoire principale, le seul visiteur désiré”, écrit-il.
Le fiancé II, 1982, Collection MEP, Paris. (© Hervé Guibert/don de Christine Guibert)
Les yeux bandés, sous un voile de mariée blanc, dans la baignoire, devant un verre de vin, en vacances en Italie, dans un salon, en pleine lecture, une main posée sur un torse… Hervé Guibert photographie ces petits riens qui façonnent le rituel amoureux, sous une lumière douce et dramatique, avec l’urgence de vivre et de survivre.
Nobuyoshi Araki, Sentimental Journey (1971) et Winter Journey (1989-1990)
Sentimental Journey et Winter Journey constituent une œuvre diptyque dont on ne peut saisir le sens et la profondeur qu’en la considérant dans son ensemble. La première série narre les noces de Nobuyoshi Araki avec sa femme Yōko, qu’il épousa en 1971. Durant ses noces, le couple a voyagé en train de Tokyo à Yanagawa, sur l’île de Kyushu.
7 juillet 1971, de la série “Sentimental Journey”, 1971, collection MEP, Paris, don de la société Dai Nippon Printing Co., Ltd. (© Nobuyoshi Araki/courtesy of Taka Ishii Gallery)
Organisée sur cinq jours, leur lune de miel révèle des portraits monochromes de leur union, capturés à quatre mains : des photos officielles de leur mariage à des instants partagés lors de leurs noces. La seconde série, réalisée de mai 1989 à janvier 1990, témoigne des dernières heures de Yōko, souffrant d’une maladie qui l’emportera à seulement 42 ans, et du deuil d’Araki.
Dans des photos crevant le cœur, l’artiste japonais documente les rendez-vous médicaux, leur trajet dans le froid jusqu’à l’hôpital, leur attente, leur espoir, leur tourment, les gestes tendres, la vie sans elle, son triste quotidien, sa solitude, son manque, les funérailles, son visage éteint entouré de fleurs. Comme un journal intime.
“Winter Journey”, 1989-1990, collection MEP, Paris, don de la société Dai Nippon Printing Co., Ltd. (© Nobuyoshi Araki/courtesy of Taka Ishii Gallery)
“Sentimental Journey est le fruit de mon amour et de ma détermination en tant que photographe. […] J’ai choisi l’amour pour débuter comme photographe et le hasard a voulu que ce commencement soit un roman personnel. […] J’ai l’impression que c’est le roman personnel qui se rapproche le plus de la photographie”, confie-t-il.
Cette œuvre suit l’évolution naturelle et difficile de leur amour ineffable. Petit à petit, Yōko disparaît des photos, de plus en plus contemplatives, d’Araki pour laisser place à leur chat, Chiro. Il faut accrocher son cœur pour regarder leurs premiers et derniers instants, pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à ce que la mort les sépare.
1971, de la série “Sentimental Journey”, 1971, collection MEP, Paris, don de la société Dai Nippon Printing Co., Ltd. (© Nobuyoshi Araki/courtesy of Taka Ishii Gallery)
Nan Goldin, The Ballad of Sexual Dependency (1973-1986)
Dans The Ballad of Sexual Dependency, Nan Goldin conte treize années de sa vie intime. Dans ce projet emblématique de sa carrière, la photographe états-unienne place le public dans une position de voyeur, comme s’il lisait son journal intime et s’immisçait dans ses pensées les plus inavouables. “Pour moi, la photographie est le contraire du détachement. C’est une façon de toucher l’autre : c’est une caresse”, théorise-t-elle.
À travers une approche documentaire, cette œuvre chronique ses relations avec ses amis, ses amours, ses addictions, ses excès et ses vices, sans rien dissimuler. Prises sur le vif, ses images “tendres et crues” témoignent d’instants de “fête, de sexe, d’angoisse, de drogue, de violence” partagés avec “sa tribu”, “sa famille recréée” et “réunie par une morale similaire : le besoin de vivre pleinement le moment”.
Nan on Brian’s lap, Nan’s birthday, New York City, 1981, de la série “The Ballad of Sexual Dependency”, collection MEP, Paris. (© Nan Goldin/courtesy of Marian Goodman Gallery)
“Elle questionne les limites entre l’autonomie et la dépendance dans un couple, une tension qui aboutit à des relations conflictuelles et souvent violentes. Elle scrute aussi les rapports de complicité entre les femmes ou la fragilité des hommes lorsqu’ils sont seuls”, détaille la MEP.
Présentée pour la première fois en Europe, aux Rencontres de la photographie d’Arles de 1987, accompagnée d’une playlist, cette série a inspiré la MEP pour cette exposition collective : son nom, “Love Songs”, tire son origine de la “ballade” de Nan Goldin. Une playlist accompagne également l’événement parisien, qui est construit sous la forme d’une “face A” racontant les années 1950 à 2000 et d’une “face B” retraçant les années 2000 à nos jours.
The Hug, New York City, 1980, de la série “The Ballad of Sexual Dependency”, collection MEP, Paris. (© Nan Goldin/courtesy of Marian Goodman Gallery)