L’histoire du nu artistique charrie son lot de sous-textes sociaux, politiques et polémiques. Au fil des époques et des régions du monde, les corps racontent les sociétés, leurs mœurs et leurs tabous. Afin de voyager dans l’histoire du nu et des représentations des corps, nous avons dressé un tableau de dix œuvres et dix artistes qui racontent la façon dont l’art s’empare de problématiques aussi terrestres qu’idéologiques. Des mystères entourant L’Origine du monde de Gustave Courbet aux rassemblements nudistes et militants actuels, laissez-vous entraîner dans la danse de la chair.
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Imogen Cunningham, première photographe à signer un nu masculin
Née en 1883 et décédée en 1973, Imogen Cunningham a traversé le XXe siècle sans se soucier de ce qui était attendu d’une personne de son sexe. Après l’achat de son premier appareil photo à l’âge de 18 ans, et alors qu’elle suit un double cursus en chimie et en botanique, elle s’intéresse aux techniques de développement d’images et à la photographie de plantes. Convaincue que rien ne pourra obstruer son chemin, elle voyage en Europe et aux États-Unis, gagne des bourses et le respect de ses pairs grâce à sa technique et son œil modernes et efficaces. Dans les années 1910, elle rencontre Roi Partridge, un artiste qui deviendra son mari, et le fait poser nu. La photographie fait sensation : Imogen Cunningham est l’une des premières femmes à photographier un homme nu et son travail est alors taxé d’immoral.
Un demi-siècle après ce cliché, quelques années avant sa mort, la photographe se remémorait la polémique suscitée par ce nu : “Un critique avait écrit quelque chose de très dur, une immense tirade sur mon travail prétendument très vulgaire. Dans la réalité, cela n’a rien changé pour moi et mon travail. Et personne n’a fléchi son opinion à mon sujet.” En plus de ces nus masculins, elle photographie des corps féminins, le sien notamment tout le long de sa vie. À une époque où la photographie était dominée par des regards masculins, Imogen Cunningham fait figure de précurseure du female gaze.
Les mystères lancinants de L’Origine du monde
Gustave Courbet, L’Origine du monde, 1866. (© Musée d’Orsay)
Difficile de passer à côté de L’Origine du monde quand, plus de 150 ans après sa création, ce tableau continue d’alimenter des débats. En février 2011, un instituteur français voyait son compte Facebook supprimé après avoir posté un simple lien renvoyant vers un documentaire d’Arte sur le chef-d’œuvre de Gustave Courbet. Selon lui, le réseau social avait jugé l’image d’aperçu de la publication (la représentation en gros plan d’un sexe féminin) trop osée et contraire à sa politique relative à la nudité – réduisant ainsi le célèbre tableau à un aspect tabou, à la limite de la pornographie. Remonté contre cette censure injuste, l’homme a poursuivi Facebook en justice.
En plus de heurter certains esprits, la toile a conservé, longtemps après la mort de son auteur, un secret : celui de l’identité de la modèle représentée. Le mystère serait désormais résolu. En 2018, le chercheur Claude Schopp découvrait dans une lettre écrite par le fils d’Alexandre Dumas le nom de “Mlle Queniault”, danseuse à l’Opéra de Paris. La chevelure sombre et les “beaux sourcils noirs” de Clémence Queniault auraient été “conformes à la luxuriante pilosité du modèle”. Grâce à de nombreux autres indices, les spécialistes s’estiment à 99 % certain·e·s d’avoir retrouvé l’identité d’un des plus célèbres bas-ventres du monde.
La dernière photo de John Lennon, aux côtés de Yoko Ono, par Annie Leibovitz
Les clichés d’Imogen Cunningham sont loin d’avoir renversé la tendance du nu : les corps d’hommes dénudés sont restés bien moins présents que ceux des femmes. En 1980, la photographe à succès Annie Leibovitz crée une de ses images les plus emblématiques en présentant une femme habillée et son compagnon, nu. Sur ce sol blanc, il ne s’agit cependant pas de n’importe quel couple, ni de n’importe quelle époque. La photographie, qui fera la couverture du magazine Rolling Stone, est une des dernières prises du chanteur des Beatles. Cinq heures après la séance photo, John Lennon est tué par un fan. Des années plus tard, la photographe s’est épanchée sur cette rencontre, témoignant de la satisfaction du musicien quant à cette image devenue iconique :
“Ce qui est intéressant c’est que [Yoko] a dit qu’elle enlèverait son haut et j’ai dit : ‘Non, garde tout‘ – sans vraiment penser à quoi que ce soit de particulier. Puis, [John Lennon] s’est blotti contre elle et c’était tout de suite très très fort. On ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’il avait froid et qu’il avait l’air de s’accrocher à elle. C’était génial de regarder le premier Polaroid ensemble, ils étaient tous les deux très enthousiastes. John m’a dit : ‘Tu as parfaitement capturé notre relation. Promets-moi que cette image fera la couverture.'”
Ren Hang, quand la nudité devient politique
À seulement 29 ans, Ren Hang s’est suicidé. Malgré son court passage sur Terre, il a fortement marqué le paysage de la photographie contemporaine dans son pays et à l’international. Malgré le tabou culturel que cela représente en Chine, le jeune photographe s’est emparé du nu, non dans une volonté frontalement polémiste ou érotique, mais afin de repenser notre rapport au corps et de traiter à égalité les genres. Ses clichés, souvent surréalistes, lui avaient valu les remontrances du gouvernement chinois, qui les jugeait “dangereuses pour la société et pour l’État communiste”. De son côté, le jeune artiste affirmait que les “idées politiques exprimées dans [ses] images [n’avaient] rien à voir avec la Chine”. “C’est la politique chinoise qui veut s’introduire dans mon art. Une de mes expositions a déjà été annulée par le gouvernement chinois pour ‘suspicion de sexe’.”
Sans velléité politique à ses débuts, l’artiste a fini par s’amuser de la censure que tentait de lui imposer le régime chinois. Le photographe s’est fait arrêter plusieurs fois à cause de ses images. Pour Hot’n’Gold Mag, il racontait s’être fait confisquer son appareil un jour qu’il photographiait des modèles nu·e·s en extérieur. Ouvertement gay, il traitait avec une grande liberté de ton de la fluidité des genres et des sexualités, montrant en gros plan des pénis en érection ou des vulves. Réalisées avec les moyens du bord au flash et avec des volontaires, ses photographies étaient prises dans son petit appartement ou dans la nature. Un choix audacieux puisque son pays interdit la nudité dans les lieux publics mixtes.
Son image d’un couple nu s’enlaçant sur fond de ciel bleu est emblématique de ses thématiques fétiches. Du duo, on ne distingue qu’un dos arborant une coupe courte, aux côtés d’une longue chevelure noire. Les visages sont cachés, impossible de savoir si on regarde là deux hommes, deux femmes, ou un homme et une femme. Ce brouillage des genres, ces corps nus qui se touchent, cette dimension surréaliste, et le contournement des règles offrent un condensé de l’univers du photographe.
Mickalene Thomas, l’art de se réapproprier son histoire
“A Little Taste Outside of Love”, 2007. (© Mickalene Thomas)
D’Ingres à Pablo Picasso en passant par Modigliani, Edvard Munch ou Félix Vallotton, les nus du XIXe et XXe siècles ont pour points communs de présenter des femmes, claires de peau, allongées, et parfois accompagnées de servantes noires. Face à une histoire de l’art occidentale monochrome, des artistes se réapproprient ces codes dont ils ont été écartés. C’est le cas de l’États-unienne Mickalene Thomas, dont les photographies, peintures, sculptures et collages réinventent des archétypes artistiques. Le Brooklyn Museum, qui expose certaines de ses œuvres, note que l’artiste “s’inspire d’images de femmes afro-américaines emblématiques, de symboles du mouvement Black Power et de photos de sa mère datant des années 1970”.
Mickalene Thomas parsème son œuvre de son histoire individuelle et collective. Sa toile majestueuse A Little Taste Outside of Love est un exemple des renversements qu’elle opère par rapport aux représentations habituelles des femmes noires. La peinture, réalisée en 2007, présente une femme noire aux cheveux naturels et dont les formes ne sont pas hypersexualisées. La femme observe le public, sans se laisser surprendre par celui-ci, comme le symbole d’une prise de pouvoir.
Hokusai et la tradition des shungas
“Le Rêve de la femme du pêcheur”, 1814. (© Hokusai/Wikipedia Commons)
Au contraire d’autres pays asiatiques – comme la Chine citée pour le cas de Ren Hang –, la nudité ne constitue pas un tabou entre les sexes au Japon. Les œuvres présentant des corps nus ne posent donc pas problème. Parallèlement, les représentations d’actes sexuels font partie intégrante de l’histoire de l’art japonaise, sous la forme des shungas notamment, des gravures érotiques qui présentent rarement des corps nus tant ces derniers ne sont pas sexualisés. Le célèbre artiste du XIXe siècle Hokusai (dont La Grande Vague de Kanagawa a déferlé sur le monde entier) n’était pas étranger à cette pratique. Un de ses shungas a d’ailleurs marqué le patrimoine iconographique japonais : Le rêve de la femme du pêcheur, réalisé en 1814. On y voit une femme allongée et enlacée par les tentacules de deux pieuvres. La plus grosse lui fait un cunnilingus tandis que la seconde l’embrasse langoureusement. La femme est dénudée, faisant donc de l’estampe une exception des shungas.
Représenter une relation entre une femme et une pieuvre n’était pas une première en 1814, Hokusai se serait inspiré de la légende de la princesse Tamatori. Au fil des époques, cet imaginaire animiste particulier a été réutilisé par des artistes, à l’instar de Pablo Picasso, Auguste Rodin ou Ren Hang.
Robert Mapplethorpe, à la croisée des genres
Thomas, 1987. (© Robert Mapplethorpe)
Difficile de parler de nus sans citer les images, parfois provocantes mais toujours léchées, du New-Yorkais Robert Mapplethorpe. Après avoir passé quelques années avec la chanteuse Patti Smith – tout en explorant sa sexualité et la culture underground de la Grosse Pomme –, le photographe affirme son homosexualité et la met en lumière dans des clichés narrant également la transsexualité et le fétichisme, BDSM en tête. Ses nus glacés et ses autoportraits choquent une grande partie des États-Unis, notamment celui le montrant avec le manche d’un fouet enfoncé dans l’anus. L’homme se place constamment sur un fil rouge, qualifiant parfois son travail de pornographique tout en travaillant savamment son noir et blanc et ses textures, rappelant l’iconographie des magazines de mode d’alors.
Robert Mapplethorpe était fasciné par les muscles du corps humain, qu’il soit masculin ou féminin. Il se plaisait à immortaliser des corps à la manière de statues grecques, à l’exemple du célèbre Thomas, pris en 1987. La position du modèle noir, placé dans un immense cylindre blanc, sonne comme une interprétation moderne de L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci. L’œuvre faisait partie de l’exposition “The Perfect Moment”, qui lança un débat public aux États-Unis concernant le financement public des arts en 1989.
Ana Mendieta, le corps pour lutter
Tout comme Ren Hang (et de nombreux·ses artistes “étoiles filantes”), la brièveté de la vie d’Ana Mendieta, morte à 36 ans, n’a pas entaché la puissance et la résonance des centaines de travaux créés de son vivant. Inspirée par les mouvements d’avant-garde et les traditions afro-cubaines, l’artiste originaire de La Havane est l’autrice d’œuvres conceptuelles confrontant sans ménagement des enjeux féministes et liés à la nature. La terre, le sang, le corps sont les ingrédients principaux de son travail, comme une quête d’un retour aux origines – géographiques mais aussi, en un sens, de l’humanité. Son travail sur le corps lui permet de rendre hommage à “une force féminine omniprésente” et à certaines traditions cubaines ancestrales. On pense notamment à la performance Untitled (Death of a Chicken), où elle tient devant son corps nu un poulet décapité qui se vide de son sang, créant une toile abstraite giclant sur les murs et le sol.
Si l’artiste met à l’honneur le corps féminin, elle traite également des inégalités, des souffrances et des atrocités qu’il peut connaître. Une de ses performances les plus célèbres date de ses années étudiantes. En 1973, elle apprend qu’une de ses camarades s’est fait tuer après avoir subi un viol sur le campus. Ana Mendieta réagit avec une performance artistique, faisant de son corps et de sa nudité des outils de protestation. Elle invite un groupe d’ami·e·s chez elle et les attend dans l’obscurité, dans la position dans laquelle on a retrouvé la victime, “immobile et ensanglantée” – seul le haut de son corps étant recouvert. “Je suis restée dans cette position pendant à peu près une heure. Ça les a vraiment secoués”, a-t-elle commenté.
Plus tard, l’artiste radicale se prendra à nouveau en photo dans la nature, dans des mises en scène similaires, à la suite d’un autre viol. “Je pense que mon travail a toujours été comme ça – une réponse personnelle à une situation… Je ne me vois pas aborder un tel problème de manière théorique”, analysera-t-elle en 1980.
Le nu de Modigliani qui a battu des records d’enchères
“Nu couché”, 1917. (© Amedeo Modigliani)
Quel comble pour un artiste dont l’œuvre ne sera jamais reconnue de son vivant, que l’une d’elle de ses œuvres finisse par être l’un des tableaux les plus chers jamais vendus aux enchères. Le poète et critique d’art André Salmon raconte dans un livre qu’Amedeo Modigliani n’a passé sa vie qu’entre des “hôtels minables [et] terrasses de cafés où il essaie de vendre ses dessins”. Pour l’auteur, il n’y a pourtant aucun doute permis : “Il n’existe qu’un seul peintre du nu moderne”, et il s’agit de l’artiste italien.
Les riches collectionneur·se·s d’art semblent partager cet avis. En 2010, le Nu assis sur un divan (ou La Belle Romaine) est acheté 68,9 millions de dollars (un prix alors record pour une œuvre de l’artiste). Il y a deux ans, le Nu couché (sur le côté gauche) était quant à lui vendu 157,2 millions de dollars. Sotheby’s affirmait alors que le prix de vente du tableau avait été multiplié par six depuis son dernier achat, en 2003.
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C’est une vente de novembre 2015 qui finit d’exploser les compteurs : huit acheteur·se·s étaient dans la course pour acquérir le Nu couché réalisé en 1917. Le milliardaire chinois Liu Yiqian (un ancien chauffeur de taxi ayant fait sa fortune grâce à un placement boursier) était sorti victorieux de cette lutte, grâce à son offre de 170 millions de dollars.
Un siècle après la première exposition du Nu couché (événement qui avait tant choqué la police que les tableaux avaient été décrochés, empêchant toute vente d’être conclue), l’œuvre continue de titiller les esprits les plus prudes. Pour illustrer leurs articles sur le record de cette vente, de nombreux médias américains avaient ainsi flouté le corps de la jeune femme, rapporte Beaux-Arts Magazine.
Spencer Tunick, l’activiste anti-censure
Ce n’est certainement pas la première fois que nous vous parlons de Spencer Tunick. L’artiste américain est l’un des plus fervents activistes contre la censure de la nudité sur les réseaux sociaux. À ce jour, il a organisé plus d’une centaine de performances où il réunit parfois des milliers de personnes nues. Même le confinement n’a pas eu raison de son combat. En avril dernier, il a souhaité rapprocher les esprits en immortalisant des visioconférences entre des groupes de personnes nues.
Son militantisme anti-censure lui a valu cinq arrestations par la police, mais cela ne suffit pas à le freiner. L’essor des réseaux sociaux lui a permis une diffusion plus large de son combat mais aussi un nouveau terrain de lutte puisque ces derniers sont particulièrement sévères vis-à-vis de la nudité, notamment féminine.
L’année dernière, l’artiste avait organisé un événement de taille devant le siège new-yorkais de Facebook, afin de manifester contre la censure qu’impose l’entreprise américaine sur la nudité, les tétons féminins en particulier. Le dimanche 2 juin 2019, il avait ainsi réuni une centaine de personnes nues brandissant des pastilles de tétons masculins (et cachant leur sexe avec ces mêmes images), afin d’épingler l’absurdité de ces politiques.