Alors que Kurt Cobain aurait fêté ses 50 ans le 20 février 2017, un beau roman graphique venu d’Italie retrace les premières années du leader de Nirvana. Avant d’être une superstar, l’icône du grunge était surtout un gamin sensible qui avait parfois l’impression d’être un extraterrestre. Le scénariste Danilo Deninotti nous parle de son livre, Kurt Cobain : “When I Was an Alien”.
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Aberdeen, États-Unis, années 1970. Dans cette petite ville paumée de l’État de Washington, le jeune Kurt est un gamin sensible qui grandit tant bien que mal. Si son père se passionne pour le sport, Kurt, lui, aime le dessin et la musique, découverte grâce à sa tante Mari. De plus en plus renfermé après le divorce de ses parents, Kurt est ballotté d’une maison, d’une famille à l’autre. Surtout, il se sent seul, différent, un vrai extraterrestre dans l’Amérique profonde. Alors, Kurt rêve. Il rêve qu’il n’est pas seul, qu’il y a d’autres aliens. Et vous savez quoi ? Il y en a. Les aliens, ses semblables, ceux qui aiment le metal et le punk, le jeune Kurt Cobain va finir par les rencontrer. Ensemble, ils feront de la musique, et Kurt ne sera plus jamais seul.
On a tout dit, tout écrit, tout exhumé sur Kurt Cobain : la gloire, la drogue, la dépression, la pression des médias, Courtney Love, Frances Bean, le suicide, les théories contredisant la thèse du suicide… Cependant, le chanteur de Nirvana fait partie de ces figures artistiques qui ont tellement marqué leur génération et les suivantes qu’elles deviennent des mythes ouverts à l’interprétation. Tout comme Gus Van Sant a librement esquissé au cinéma les derniers jours du leader de Nirvana dans Last Days, les auteurs italiens Danilo Deninotti et Toni Bruno nous offrent un voyage dans les premières années du poète grunge d’Aberdeen qui oscille entre fantasme et réalité.
Un voyage “psychotemporel”
En effet, si l’interprétation que propose le scénariste Danilo Deninotti de la psychologie de la future star est très personnelle, elle s’appuie sur un travail rigoureux de recherche documentaire. Un récit de conteur porté par l’exigence et la passion du fan que nous a confié être l’auteur. Découpé en quatre chapitres (définis comme des pistes pour mieux filer la métaphore musicale) reprenant les titres de morceaux de Nirvana, Kurt Cobain : “When I Was an Alien” propose autant de tranches de vie permettant au lecteur de comprendre la formation de la personnalité du chanteur, de la petite enfance à l’aube de la gloire en passant bien sûr par les méandres de l’adolescence.
Pour assurer ce voyage “psychotemporel”, l’illustrateur Toni Bruno a fait le choix du monochrome, donnant à tout l’ouvrage une mélancolique teinte bleu pâle qui renforce l’impression de plonger dans les souvenirs, d’observer le passé de Kurt Cobain à ses côtés, derrière le voile de son linceul. Ce traitement graphique, allié à un trait et un découpage des pages empruntant aux comics américains, appliqué à une écriture dont la sensibilité est tout européenne, fait de ce roman graphique un objet particulier, un bien bel alien de la bande dessinée.
De l’importance de Nirvana dans la pop culture contemporaine à la construction d’un tel projet en passant par le paysage de la bande dessinée italienne, nous avons échangé par mail quelques idées avec le scénariste Danilo Deninotti. On lui laisse la parole.
Konbini | Bonjour Danilo, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pour commencer, peux-tu te présenter à nos lecteurs ? À part les grands noms comme Manara ou Hugo Pratt, on ne connaît pas trop les auteurs de fumetti (la bd italienne) en France. Comment es-tu devenu scénariste de bande dessinée, en quoi consiste ton quotidien ?
Danilo Deninotti | J’ai 37 ans. Je suis né dans une petite ville perchée dans les montagnes, près de la France. À l’âge de 19 ans, je suis parti vivre et étudier à Bologne, une ville très importante pour la BD italienne, notamment grâce à Andrea Pazienza [célèbre artiste de la BD italienne, ndlr] et au collectif Valvoline (fondé par Igort et ses amis, tous de super dessinateurs). Après avoir obtenu mon diplôme, en 2006, je me suis installé à Milan et j’ai travaillé comme concepteur-rédacteur pendant dix ans.
Je suis fan de BD depuis que je suis petit : je lisais Il Giornalino [l’équivalent italien de journaux comme Tintin ou Spirou, ndlr], Astérix et Topolino, le magazine hebdomadaire de Disney. Plus tard, j’ai commencé à lire beaucoup de romans graphiques et à suivre le travail de nombreux auteurs. C’est Kurt Cobain : “When I Was an Alien” qui a marqué le début de mon aventure en tant qu’auteur de bande dessinée. Le livre a vraiment bien marché en Italie et, en 2014, les droits ont été vendus aux États-Unis, au Canada et en Espagne, et maintenant en France.
Après “When I Was an Alien”, mon éditeur, Edizioni BD, m’a proposé de faire un autre livre et j’ai donc écrit Wish You Were Here, qui parle de Syd Barrett et de ses collègues de Pink Floyd. Wish You Were Here est sorti en 2015 et il a été bien reçu. À ce moment-là, l’un des rédacteurs en chef de Topolino, le magazine Disney, m’a demandé : “Pourquoi n’essaierais-tu pas d’écrire pour Topolino ?” J’ai écrit environ dix histoires, et après environ six mois d’entraînement, j’ai passé l’examen et maintenant je fais partie de l’équipe de scénaristes.
Comment fais-tu pour passer de Mickey Mouse à Kurt Cobain ? Ça doit être assez intéressant, car tu travailles sur deux aspects, deux idées de l’Amérique très différentes l’une de l’autre…
Eh bien, je ne pense pas qu’ils sont si différents que cela. Tout deux sont profondément ancrés dans la culture américaine et la pop culture mondiale. Kurt Cobain était la rock star ultime, il a connu une gloire immense et beaucoup de difficultés personnelles. Et, d’une certaine manière, les personnages Disney sont eux aussi des rock stars : ils ont leur propre vie, avec des problèmes à régler au quotidien, et ils sont encore plus célèbres que Kurt Cobain !
Du point de vue d’un scénariste, quand tu écris une histoire, voici avec quoi tu dois composer : une situation, quelques personnages et une intrigue. Plus la situation sera intéressante, plus l’histoire sera bonne. C’est ce que j’essaie toujours de garder à l’esprit quand je commence à imaginer une histoire pour Topolino ou pour un nouveau livre.
Quels sont les sujets sur lesquels tu aimes écrire ?
Je crois que l’amitié et les relations entre les gens sont les thèmes principaux de mes deux premiers livres. Kurt Cobain : “When I Was an Alien” parle de la difficulté à trouver des amis avec lesquels on partage le même état d’esprit et Wish You Were Here aborde le sentiment que tu ressens lorsque tu perds un ami comme ça.
Avec Topolino, mon objectif premier c’est de m’amuser et de concevoir des histoires pleines de gags, mais, une fois encore, j’aime trouver des situations intéressantes et des idées qui jouent sur les relations psychologiques entre les personnages. Sinon, avec deux confrères de mes amis, Giorgio Fontana (c’est un grand romancier, son œuvre est d’ailleurs publiée en France) et Lucio Ruvidotti (un super artiste), on bosse pour un journal appelé Pagina99. Ce qu’on fait, c’est du reportage dessiné : on essaie de mettre à profit notre savoir-faire dans les fumetti et d’utiliser ce média afin de représenter d’une manière différente les problématiques sociales qui nous tiennent à cœur.
L’atmosphère graphique de Kurt Cobain : “When I Was an Alien”, avec ses tons bleus monochromes, est triste, mélancolique… Cela donne vraiment au lecteur l’impression de plonger dans le passé, de voyager dans des souvenirs. C’était ton choix ou c’est une proposition du dessinateur, Toni Bruno ?
C’était exactement l’idée : plonger le lecteur, et l’histoire elle-même, dans une ambiance mélancolique. Exactement comme si tu nageais dans des souvenirs et que tu te remémorais le passé. Quand on travaillait sur le livre, en 2012, Toni expérimentait l’impression monochrome et il a proposé ce bleu pâle, qui était absolument parfait et qui rappelle aussi un peu le bleu de Nevermind.
“Kurt Cobain disait que quand il était petit, il pensait qu’il était un extraterrestre et que ses parents n’étaient pas réellement ses parents”
Un autre point qui m’a interpellé, c’est la manière dont tu as approché le personnage de Kurt Cobain. On se sent vraiment très proche de lui, on a l’impression qu’il est plutôt “normal” pour un gamin qui vit une jeunesse difficile, il apparaît plus comme un enfant sensible et intelligent que comme un ado rebelle. Comment as-tu approché le personnage, sur quoi voulais-tu insister et qu’as-tu cherché à éviter ?
Quand l’idée m’est venue d’écrire un roman graphique sur Kurt Cobain, j’ai pris tous les bouquins que j’avais sur Nirvana et je me suis dit : okay, tout le monde connaît l’icône Kurt Cobain – le suicide et le mec accro à la drogue –, mais personne n’a jamais écrit quelque chose centré sur la partie la moins connue de sa vie, son enfance, le début de sa vie dans une petite ville et le rêve qu’il avait d’avoir son propre groupe de rock. Et là, j’ai pensé : il me faut aussi un vrai fil rouge, et j’ai pris l’histoire de l’extraterrestre.
Kurt Cobain disait que quand il était petit, il pensait qu’il était un extraterrestre et que ses parents n’étaient pas réellement ses parents. Il pensait que tôt ou tard son peuple extraterrestre allait venir le sauver ou qu’au moins il rencontrerait d’autres personnes comme lui, et qu’il ne se sentirait plus jamais seul. Le livre parle tout simplement de ce moment où, quand tu es gamin, et que tu as l’impression d’être différent, d’être seul, tu veux trouver ta place dans le monde et essayer de réaliser tes rêves. Et le premier truc que tu fais, c’est d’essayer de trouver des gens qui sont comme toi.
“Je voulais raconter une histoire sur le passage à l’âge adulte”
Bon, je suis obligé de te poser cette question : tu étais fan de Nirvana quand tu étais ado ? Qu’est-ce que le groupe représente pour toi, personnellement et dans la pop culture ?
Ah, ah ! Oui, bien sûr, j’étais fan de Nirvana. Mes cheveux étaient très longs et je portais des T-shirts punk, des jeans déchirés et des chemises à carreaux :). Pour moi, Nirvana représente mon éducation émotionnelle à la musique. J’ai grandi dans les années 1980 et j’étais ado pendant les années 1990. Nirvana est tout simplement le groupe qui m’a fait découvrir la musique. En 1992, un ami m’a donné la cassette de Nevermind et j’ai commencé mon voyage d’amateur de musique grâce à eux.
Le titre du livre vient d’une phrase de la chanson “Territorial Pissing” : “When I was an alien, cultures weren’t opinions.” Ça veut dire quoi pour toi ?
Ah, ah, ah, je n’en ai aucune idée ! Kurt Cobain avait l’habitude d’écrire en utilisant la technique du cut-up [une technique littéraire qui consiste à assembler des fragments aléatoires, ndlr]. J’imagine qu’on peut dire que cette phrase évoque l’aliénation, mais qui sait vraiment ?
Ton scénario se termine au début de la session d’enregistrement de Nevermind, juste avant que Nirvana devienne l’immense phénomène qu’il a été, et, en un sens, c’est un peu frustrant de ne pas lire ce qu’il arrive par la suite. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Je sais, beaucoup de gens ont eu la même réaction que toi ! Mais, oui, c’est un parti pris. D’abord, c’était la fin de mon scénario : un gosse se sent seul et différent, il rêve d’avoir son propre groupe, il essaie de trouver des gens comme lui, et il a accompli tout ça. Voilà, l’histoire se termine et il y a une happy end. C’était mon objectif principal : me servir de la première partie de la vie de Kurt Cobain pour raconter une histoire sur le passage à l’âge adulte.
Et puis, en considérant mes expériences personnelles, je savais que je pouvais raconter l’histoire d’un gars qui vient d’une petite ville perdue au milieu de nulle part, qui essaie de trouver des gens qui sont comme lui et qui poursuit un rêve. Ce que je ne connaissais pas et ne pouvais pas raconter, c’est l’histoire d’une rock star qui a des problèmes avec l’héroïne et épouse une ex-strip-teaseuse.
Dernière question, est-ce que tu as déjà vu, ou été, un alien ?
Eh bien, j’imagine que tout le monde a ce sentiment, surtout quand tu es un enfant et que tu essaies de découvrir et trouver quelle est ta place dans ce monde.
Kurt Cobain : “When I Was an Alien”, de Danilo Deninotti et Toni Bruno, éditions Urban Comics, 96 pages, 14 euros. En vente dans toutes les bonnes librairies depuis le 10 février.