En plein contexte de lutte sociale contre la loi El Khomri, une étude de la banque suisse UBS abondamment reprise par la presse anglo-saxonne pointe Paris et Lyon comme les deux villes du monde où l’on travaille le moins. Voilà pourquoi ce n’est pas tout à fait vrai.
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Joli timing. En plein contexte de bras de fer social sur fond de loi El Khomri, Paris décroche la palme des villes où l’on travaille le moins d’après une étude d’UBS reprise par BFMTV et 20 Minutes : selon la banque suisse, les travailleurs parisiens bénéficient de la semaine de travail la plus courte parmi 71 grandes villes du monde entier, avec en moyenne 1 604 heures de boulot par an, soit 30 heures et 11 minutes par semaine. Bigre.
Sur la deuxième marche du podium ? Cocorico, c’est également une ville française, Lyon, avec une durée du travail moyenne de 31 heures et 22 minutes. Et les médias anglo-saxons, du Daily Mail à CNN, de se moquer de ces satanés froggies dont la réputation de paresseux n’est plus à démontrer.
Est-ce vraiment aussi simple ? On le sait, les lieux communs sur les Français ont bon dos. Or la méthodologie de l’étude questionne.
15 professions étudiées
En fait, elle n’est basée que sur une quinzaine de professions bien spécifiques, d’ouvrier dans le secteur de la construction à responsable de département avec 100 employés sous ses ordres. Elle ne prétend donc pas faire une moyenne par habitant de ces villes, toutes très différentes tant dans leur culture que dans leur démographie.
Le fantasme des 35 heures
L’étude affirme en outre qu’en France, les actifs “ne travaillent que 35 heures par semaine (conformément à de nouvelles régulations du gouvernement)”. Rappelons que la réforme des 35 heures est une mesure mise en place par le gouvernement Jospin en l’an 2000 – ce n’est donc pas nouveau – et que le système n’est pas aussi rigide que ce qu’écrivent les éditorialistes britanniques, de nombreux actifs en France travaillant bien davantage.
Ajoutons que de nombreuses sources rappellent que calculer le temps de travail est un casse-tête. En 2014, grâce aux données d’Eurostat, les Décodeurs du Monde calculaient que la France est bien loin d’être la dernière de la classe en termes de temps de travail hebdomadaire : 37,5 heures, c’est la moyenne du temps consacré à son emploi d’après cet organisme de statistique de la Commission européenne “sur lequel se fonde notamment l’Insee”, d’après le quotidien.
Le travail à temps partiel et les non-salariés oubliés
On file alors se renseigner auprès de l’institut statistique français, où l’on trouve encore d’autres chiffres datés de la même année 2014 : si la moyenne hebdomadaire des salariés français s’élève à 39 heures, les non-salariés (soit les commerçants, professions libérales, etc.) la pulvérisent avec 51,3 heures de labeur par semaine.
Voilà sans doute le plus grand écart méthodologique entre l’étude d’UBS et les autres : se baser sur 15 professions à temps plein, tout en omettant le travail à temps partiel, qui représente une part toujours plus importante, jusqu’à atteindre 19 % des actifs en France. Non négligeable, cette part concerne 7,9 % des travailleurs et touche 30,8 % des travailleuses.
La productivité enterrée
Et si les résultats de cette étude contrastent autant avec ceux de l’Insee ou d’Eurostat, c’est parce que les données d’UBS incluent les congés payés et les jours fériés. Or, même avec une moyenne de 29 jours de congés d’après la banque, la productivité française reste supérieure à celle de nombreux concurrents européens.
D’après le calcul des Décodeurs réalisé sur le produit national brut (PNB), le produit intérieur brut (PIB) ou les chiffres de l’OCDE, à temps de travail égal, la France produit plus de richesses que la plupart de ses voisins européens : en 2013, les Français ont produit 61,2 dollars (47 euros) par heure travaillée, soit 13,8 dollars (10,7 euros) de plus que la moyenne des pays de l’OCDE. En tout cas plus que l’Allemagne (60,2 dollars), l’Espagne (52,1 dollars), l’Italie (48,5 dollars) et… la Grande-Bretagne (46,4 dollars).
Une étude vieille de huit mois présentée comme récente
Il faut ajouter que cette étude n’est pas un scoop, malgré ce qu’annoncent 20 Minutes ou le Daily Mail, puisqu’elle date de… septembre 2015 (c’est écrit tout en haut à droite du .pdf). Si ce rapport est aujourd’hui repris par la presse britannique, c’est peut-être à cause d’un article du Telegraph intitulé “Où déménager pour avoir la semaine de travail la plus courte ?” paru le 23 mai, premier d’une longue série.
Peut-être est-ce aussi parce qu’on entend outre-Manche l’écho du durcissement de la lutte opposant partisans et détracteurs de la loi El Khomri.
Le “droit à la déconnexion” transformé en “obligation”
Une autre erreur factuelle pour la route ? Le Daily Mail ajoute que “la France va prochainement voter une loi qui interdira aux employés de consulter leurs mails professionnels les soirs et week-end.” Or ce n’est pas tout à fait exact et personne ne vous empêche d’être un workaholic accompli (si c’est votre truc). Ce qui est vrai, c’est qu’une disposition de la loi El Khomri, dite “droit à la déconnexion”, obligera les salariés et les entreprises à se mettre d’accord sur “l’utilisation des outils numériques en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congés”.
Dès lors, du Mirror à China.org, cette nouvelle pas si fraîche est à nouveau colportée huit mois après sa parution, et anglée la plupart du temps à demi-mot sur l’insouciance du lifestyle à la française. De là, il n’y a qu’un pas à franchir entre le temps de travail estimé à Paris et Lyon et l’extrapolation de celui-ci à toute la France : dans le Mirror, on peut lire par exemple que puisque Lyon est deuxième du classement après Paris, cela “prouve que [travailler peu] est une habitude française et pas quelque chose de limité à la capitale du pays”.
Et maintenant, vous en êtes toujours aussi sûr ?