À l’occasion de la projection du film Speed Sisters ce dimanche dans le cadre du festival Pèlerinage en décalage, retour sur notre rencontre avec sa réalisatrice, la Libano-Canadienne Amber Fares.
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Pour une personne qui est née et a grandi en Europe, en Amérique, dans n’importe quel pays occidental qui n’a rien à voir avec le Moyen-Orient, il est parfois difficile de s’imaginer la vie en Palestine (c’est le moins qu’on puisse dire). L’angoisse, le désespoir, la mort… Dans ce pays frappé par la guerre depuis des décennies, la vie est fragile. Mais le tableau n’est pas si sombre.
Contrairement à l’image qui est habituellement renvoyée par les médias, les Palestiniens ne sont pas privés de toutes leurs libertés et la guerre ne les empêche pas de vivre leurs passions. Prenez l’exemple de la toute première équipe féminine de course automobile du Moyen-Orient : c’est un groupe de femmes ambitieuses qui luttent contre l’occupation avec des voitures de course.
Avec leurs ongles vernis, leurs combinaisons qui déchirent, leurs voitures customisées et leur inébranlable amitié, ces pilotes font la course contre des équipes masculines bien établies lors de tournois et appuient sur l’accélérateur dans des zones interdites en Cisjordanie. Déterminées à ne pas laisser leur environnement paralyser leur vie de jeunes adultes, ces femmes incroyables prennent le volant, quel qu’en soit le prix.
L’équipe se compose de Marah Zahalka, 23 ans, une jeune casse-cou originaire de Jénine qui a décidé de consacrer sa vie à la course automobile depuis qu’elle est devenue championne à 19 ans ; Maysoon Jayyusi, 38 ans, la manager de l’équipe, originaire de Ramallah, qui doit choisir entre le mariage et la course auto ; Noor Dauod, originaire de Jérusalem, qui, à 25 ans, ne perd presque jamais de course ; Mona Ali, 29 ans, de Ramallah, l’une des premières pilotes de Palestine, et de Betty Saadeh, 35 ans, qui vient d’une famille riche de pilotes basée à Bethléem.
Époustouflée par ces femmes intrépides, Amber Fares a décidé de raconter leur histoire. Quand elle vivait à Ramallah, en Palestine, cette réalisatrice libano-canadienne n’a pas pu s’empêcher d’immortaliser la vie de ces femmes courageuses dans un documentaire intitulé Speed Sisters.
Son film a été projeté dans de nombreux festivals dans le monde entier depuis sa sortie l’année dernière. Son succès n’est pas surprenant car en montrant comment ces femmes tentent de briser les stéréotypes d’un sport dominé par les hommes, il a un caractère universel. Avant la sortie du DVD (le 9 mai), Konbini a rencontré la réalisatrice pour parler de ces héroïnes modernes, de leur équipe de choc et de la complexité de la course automobile en Palestine.
Konbini | Pourquoi avez-vous voulu faire Speed Sisters ?
Amber Fares | Je vivais à Ramallah et un ami m’avait invitée à une course. Je me rappelle avoir pensé que c’était très inhabituel et j’étais curieuse de voir comment se déroulerait la course, sachant qu’il y a des checkpoints [militaires] et un manque de mobilité. Nous sommes allés à Bethléem et on a assisté à cette scène incroyable. Au milieu de tout ça, on a vu ces filles mettre des casques et je me suis tout simplement dit “ouah !”.
On voit la Palestine à travers ce que les médias racontent. Je voulais raconter l’histoire derrière les gros titres.
Vous identifiez-vous aux filles de l’équipe ?
Ce qui est brillant avec ce film et avec elles, c’est que tout le monde s’identifie à elles. Elles sont très universelles, tout comme leur quête. C’est toute la beauté de cette histoire. Je suis sûre que la plupart des femmes qui ont vu le film se sont identifiées à elles.
Pourquoi vous ont-elles inspirée ?
Chacune d’entre elle voulait s’échapper et faire quelque chose de différent, pour lequel elles seraient reconnues. Tout cela m’a inspirée, et aussi le fait qu’elles tentent de faire quelque chose qui n’est pas habituel pour les femmes du monde entier, pas seulement en Palestine. Une femme dans un sport motorisé, ce n’est pas commun à l’échelle globale.
Dans ce documentaire, on a l’impression que le public (ainsi que les parents de ces femmes) soutient vraiment l’équipe… Sont-elles réellement considérées comme des héroïnes en Palestine ?
Elles reçoivent un soutien incroyable, c’est certain. La réaction des pilotes masculins a été une grande surprise, car ils les soutiennent vraiment et les aident. Cette communauté était réellement agréable. Elles ne gagnent pas d’argent pour ce qu’elles font, c’est une passion. C’est une liberté qu’elles n’ont pas dans d’autres domaines de la vie.
Comme partout dans le monde, certaines personnes les soutiennent et d’autres les jugent, et pensent que ce n’est pas bien. Mais c’est comme ça partout. En Palestine cependant, à cause de l’occupation et du manque de contrôle dans leur vie, quand des personnes ont une passion ou un hobby, elles reçoivent le soutien de la communauté.
“La course auto en Palestine est un acte politique”
Ont-elles inspiré une nouvelle vague de filles palestiniennes qui veulent faire de la course auto ?
Je pense. Le film est incroyablement populaire en Palestine, ils l’ont vraiment adoré. Maysoon va bientôt réemménager en Palestine et je pense que ce qu’elle veut vraiment faire, c’est avoir une voiture disponible pour les courses que n’importe qu’elle fille pourrait conduire et encourager les autres femmes.
Pensez-vous que leur présence dans une équipe est un acte politique en soi, en plus d’être une passion ?
Pour les Palestiniens, vivre sa vie comme on le veut revient à dire : “Je ne vais nulle part et je vais continuer à vivre, indépendamment des circonstances.” Donc la course auto [en Palestine] est un acte politique, c’est comme dire “on va le faire, quoi qu’il en soit”.
Dans le film, un homme dit que c’est bien que les femmes fassent de la course auto, mais la chef de l’équipe, Maysoon, affirme que les hommes en Palestine ont peur des femmes fortes. Avez-vous eu l’impression qu’elles n’étaient pas traitées de la même manière que les pilotes masculins ?
Oui, un peu. Mais, encore une fois, dans cette situation, c’est systématique. Je veux dire, les femmes qui font de la course auto au Royaume-Uni disent aussi que c’est dur de percer et qu’elles ne sont pas autant respectées que les hommes. Elles ont vraiment dû se battre pour avoir une place sur les circuits. Mais une femme est membre du conseil d’administration de la fédération de course auto.
Il est vrai qu’il y a des problèmes d’inégalités entre les genres au Moyen-Orient dont il faut vraiment s’occuper. Mais au lieu de pointer du doigt la Palestine et le monde arabe en particulier, nous devons aussi nous pencher sur nos échecs dans ce domaine aussi. Cela devrait faire partie d’un plus vaste débat, au lieu de juste isoler une zone en particulier.
C’est un très bon exemple, car ces problèmes de sexisme et de la place des femmes dans le sport concernent tous les pays du monde. Partout, les femmes sont traitées différemment et moins bien que les hommes.
“Elles font des sacrifices d’ordre financier”
Dans une scène, Mona dit à Maysoon : “Si tu devais choisir entre la course et un homme, tu choisirais un homme.” Font-elles beaucoup de sacrifices ?
Elles ne font pas de sacrifices à ce sujet. Les sacrifices qu’elles font sont plutôt d’ordre financier. Là-bas l’économie est fragile, et si la plupart de ces femmes sont originaires de familles riches, c’est encore très difficile pour elles.
Peut-être que les hommes portent un regard différent sur elles, du genre “c’est bien que vous fassiez de la course auto mais on ne va probablement pas sortir avec vous”. Je suis sûre que ça arrive.
Les histoires de ces femmes ont-elles affecté votre vie personnelle ?
C’est une histoire très inspirante et je les porte vraiment dans mon cœur, donc c’était une expérience incroyable, le fait d’être près d’elles. Pour moi, ce qui m’a changée, outre le fait d’être incluse dans la communauté de la course auto, c’est qu’elles m’ont permis de voir un aspect de cet endroit qui n’est pas souvent montré.
“Quand la liberté est touchée, ce n’est pas quelque chose qu’on tolère facilement”
Ça fait quoi d’être en Cisjordanie, un endroit bien connu pour être dangereux ?
J’ai grandi au Canada, mais mes parents sont originaires du Liban, donc on a grandi dans une famille très influencée par la culture arabe. Mais après le 11 Septembre, le monde a tellement changé… Je vois comment les Arabes et les musulmans sont représentés dans les médias et c’est tellement différent de la famille dans laquelle j’ai grandi. Il y a un fossé, et j’ai senti le besoin de raconter des histoires sur le monde arabe.
L’occupation, pour commencer, ça fait peur. Comme je viens du Canada, je connais la loi, l’ordre et la liberté, mais il faut jeter ça par la fenêtre. C’est un changement étrange pour le mental.
Tu n’oublies jamais la colère que tu ressens mais, en un sens, ça devient normal. Quand tu es là, les choses sont comme ça, donc il faut vivre avec. Et c’est ce que font les Palestiniens… Si tu ne peux pas aller là, tu prends un autre chemin. Tu n’abandonnes jamais. C’est une preuve de la ténacité des Palestiniens qui vivent comme ça depuis des années.
Quand la liberté est touchée, ce n’est pas facile à tolérer. Mais on ne devrait pas s’attendre à ce que les Palestiniens la tolèrent non plus.
Quand Betty a été touchée par une bombe lacrymogène, qu’avez-vous ressenti ?
C’était tellement effrayant. On ne s’attendait pas du tout à ça. Sur le coup, c’était le chaos. On ne savait pas trop ce qui lui était arrivé. On est juste remontées dans la voiture et on est allées à l’hôpital.
“La plupart des infos qu’on a du Moyen-Orient sont tellement terribles et déprimantes qu’on a besoin d’histoires d’espoir et d’inspiration”
Ce n’est qu’une fois arrivées à la maison et après réflexion qu’on a réalisé à quel point c’était fou. Le soldat avait tout simplement levé son fusil et tiré une bombe de gaz lacrymogène. S’il avait tiré dans les airs au-dessus de nous, on serait parties. Betty aurait pu être touchée à la tête et ça aurait été bien plus grave.
Pourquoi, selon vous, le film fait encore beaucoup parler de lui, un an après l’avant-première ?
Eh bien, c’est une histoire très universelle. Il aborde de nombreux thèmes. La course auto, les inégalités hommes-femmes, le conflit israélo-palestinien. C’est un film très réjouissant. La plupart des informations concernant le Moyen-Orient sont tellement terribles et déprimantes qu’on a besoin de ces histoires pleines d’espoir et inspirantes.
Vous pouvez précommander le DVD de Speed Sisters dès maintenant.
Le film Speed Sisters d’Amber Fares sera diffusé ce dimanche 12 juin à 16 heures dans le cadre du festival israélo-palestinien Pèlerinage en décalage, à la Bellevilloise de Paris. Plus d’infos sur Facebook.
Article modifié le 10 juin 2016, originalement publié le 27 avril 2016.