La partie en noir, c’est mon premier voyage. Je ne suis pas rentré pendant presque vingt ans en France. À cette époque, je n’étais pas encore avec ma femme bien sûr. Au bout de 18 ans, je ne voulais toujours pas rentrer mais je pouvais faire le tour de ma taille avec mes mains, j’avais une dysenterie mal soignée.
J’étais furieux parce qu’il me manquait des pays mais j’ai fait un crochet par la France pour me requinquer. Après, la partie en rouge a plus une forme en étoile parce que j’ai fait des allers-retours. Je passais six mois en France puis six mois à l’étranger.
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“Je suis parti avec 10 francs en poche”
Le début de cette très longue aventure commence en 1955 alors qu’André Brugiroux n’a que 17 ans. À cette époque-là, il étudie à l’école hôtelière de Paris et veut absolument apprendre à parler anglais, ce qui pourrait l’aider dans son travail. “Le problème c’est que je ne connaissais personne là-bas et je n’avais pas d’argent, mes parents non plus. J’avais même envisagé de traverser la Manche à la nage !“. Pas fou non plus, c’est là que la “chance“, qui l’a suivi tout au long de sa vie, a commencé à lui sourire.
Pour la première fois, l’école hôtelière inaugurait des stages à l’étranger en partenariat avec l’Écosse. On m’avait dit : “on n’est pas sûr et si ça ne marche pas vous allez vous retrouver à éplucher les pommes de terre en Bretagne“. J’ai tenté le coup, ça a marché. On parle de “chance”, de “bonne étoile”… il n’y a pas de mots pour moi.
J’ai passé deux ans au Congo. J’étais tout content de partir là-bas, c’était inespéré ! Il y en avait qui pleuraient : “je vais quitter ma fiancée, et le bal du samedi soir“. Moi, je sautais de joie !
À cette époque-là, il ne pensait pas encore que visiter tous les pays du monde serait possible. Le déclic, ça a été une rencontre, un peu par hasard, avec un Texan, alors qu’il approchait la trentaine. Il venait de quitter le Canada où il avait travaillé pendant trois ans au noir pour pouvoir économiser et voyager.
“Je ne pourrais pas faire ça !”
En route pour l’Amérique latine avec deux Canadiens qui cherchaient un troisième partenaire pour partager les frais, la troupe s’arrête pour prendre en stop “un baroudeur, un gars avec de la barbe et des gros biscotos” alors qu’ils traversent le Panama.
Au fil de la discussion, ils apprennent qu’il est venu depuis le Texas en faisant du stop et en dormant dans la rue. “Je me suis dit : c’est un fou, je ne pourrais pas faire ça“, avoue-t-il. Et puis les choses se sont enchaînées. Alors qu’il ne s’entend pas vraiment avec les deux Canadiens, il décide de prendre la route tout seul et d’appliquer la méthode texane.
Quand je me suis séparé des Canadiens, une femme m’a dit : “Tu veux faire de l’avion-stop pour aller en Terre de Feu ?“. J’ai tout de suite accepté. J’ai fait ensuite du bateau-stop pour aller au Chili et ne dormais jamais à l’hôtel.
Au bout d’un mois, je me suis rendu compte que j’avais dépensé 30 dollars en 30 jours, et que grâce à mes économies, j’allais pouvoir parcourir le monde entier. De 1967 à 1973, je n’ai donc pas travaillé et j’ai vécu avec en moyenne un dollar par jour.
“Une nuit sur deux, quelqu’un m’invitait à dormir chez lui”
Muni seulement d’un sac à dos et d’un sac de couchage (même pas de tente), André dormait alors où il pouvait. Dans le cas de l’Alaska, avec moins 40 degrés, dormir sous un pont se révélait être impossible à moins de vouloir y passer. Il allait donc trouver refuge dans les collectivités, la chapelle du coin, le hall d’une gare, voire même chez les alcooliques anonymes.
Je ne frappais pas aux portes des gens, je laisse cette honte à la télévision qui va mendier chez des gens en Bolivie qui n’ont que quatre épis de maïs. Faut pas se méprendre, aller chez les gens ça m’intéressait. Mais dans le jeu du voyage, je voulais un échange naturel.
Des personnes qui me voyaient me disaient “dors pas là j’ai mon garage qui est vide“. Environ 50% des nuits j’étais chez quelqu’un. Il faut pas croire que tout le monde est sclérosé comme l’Europe !
“Tant qu’on n’est pas allé jusque dans la cuisine d’un habitant, on ne connaît pas le pays”
C’est surtout en Afrique qu’il a été impressionné par l’hospitalité des habitants. “On me disait : “Eh mon frère, viens dormir dans ma case”, et on me proposait de manger, avec les mains, dans le grand plat commun“. Un moment particulièrement important pour lui parce que “tant qu’on n’est pas allé jusque dans la cuisine d’un habitant, c’est le fond de la maison, c’est la dernière pièce, on ne connaît pas le pays“, affirme-t-il.
Alors il se retrouvait souvent devant des ingrédients non identifiés, pas toujours à son goût, mais tant que c’était mangeable… Globalement, on peut trouver un bon plat partout, “même en Angleterre, et c’est peu dire“, plaisante-t-il, sachant qu’avec le peu d’argent qu’il avait, il ne se faisait pas un festin tous les jours et mangeait souvent comme les locaux.
Après avoir gouté à toutes les sauces, il en est venu à la conclusion que seulement “deux pays ont poussé la cuisine au niveau de l’art, c’est la France et la Chine“. D’ailleurs à la question : “Dans quel pays aimeriez-vous vivre ?” Il répond du tac au tac, en bon Français : “Je veux un pays où il y a du fromage“. On n’oublie pas ses origines. C’est donc les yeux encore tout pétillants qu’il se remémore le moment où il a posé le pied à Tahiti.
Quand je suis arrivé là-bas, je me suis dit, “c’est un pays où il y a des Français, je vais aller me chercher une baguette et un camembert et me faire un petit festin“. Ça faisait tellement longtemps que j’en avais pas mangé. Alors pour savourer encore plus le moment, j’avais décidé de me caler dans un endroit en hauteur pour pouvoir admirer le paysage. Arrivé en haut, j’avais déjà avalé le camembert sans même m’en rendre compte !
Il raconte ensuite ces moments où, affamé, il s’imaginait justement en train de se faire un sandwich au fromage, tandis que le Mexicain qui l’accompagnait était en train de couper des légumes virtuels pour les rouler dans un taco pendant qu’une Américaine confectionnait un hamburger.
On était en Patagonie, on était affamés alors chacun faisait sa popote imaginaire, en fonction de ses habitudes culinaires. De toute façon, la meilleure cuisine c’est celle de maman, même si elle ne cuisine pas bien, parce qu’elle a habitué son fils à ce type de nourriture.
“Le problème du stop c’est que les deux tiers de la Terre, c’est de l’eau”
Alors imaginez lorsqu’on lui lançait des pelures d’orange, des boîtes de sardines ou des mégots pendant qu’il faisait du stop…
Parfois, on se fait traiter de tous les noms, les gars changent de route, ils ouvrent une fenêtre et te crient “eh sale con, va travailler et achète-toi une voiture“. Heureusement, c’est pas la norme. Et puis il y a des pays où le stop est interdit. J’ai ramassé un PV pour avoir fait du stop aux États-Unis, c’est mon trophée !
J’avais dit au policier : “écoutez monsieur je travaille au Canada, je vous donne mon adresse de là-bas“. Je lui en ai donné une bidon ! Je suis sûr qu’ils envoient encore des réclamations, parce qu’ils insistent là-bas.
En Australie, où le stop est a priori interdit, André s’est retrouvé dans une position bien délicate. Alors qu’il avait dégainé son pouce, une personne est descendue de sa voiture et lui a mis une baffe. “C‘était considéré comme une insulte là-bas“, raconte-t-il amusé.
Sa technique après cette petite incartade a alors été de ne plus sortir le pouce avant d’avoir demandé à un local la manière dont les personnes font du stop. Le pays où il a d’ailleurs le plus apprécié en faire, c’est la Nouvelle-Zélande. “Dès que je marchais, des personnes s’arrêtaient ou m’emmenaient avec elles, c’était le paradis de l’auto-stoppeur !“.
En tout, il aura ainsi parcouru 400 000 kilomètres en stop. Et pas seulement en auto-stop, mais aussi en voilier-stop, en bateau-stop et en avion-stop ! Car comme il le résume très bien :
Le problème du stop c’est que les deux tiers de la Terre ce n’est pas de la terre, c’est de l’eau !
“On m’a mis sept fois en prison”
Mais tout voyage n’est pas sans mauvaises surprises et André en a aussi fait les frais. Soupçonné dans les pays arabes d’être un espion d’Israël, en Colombie d’avoir détourné un avion sur Cuba, il a été mis “sept fois en prison“, raconte-t-il, avant d’ajouter :
Mais j’y ai dormi plus de fois en fait, sauf que quand je demandais “Vous n’auriez pas une petite cellule vide pour la nuit ?“, j’étais sûr de ressortir le lendemain. Quand on m’y enfermait, je n’avais pas de date de sortie, alors je restais quelques jours voire une semaine.
Il raconte également comment il s’est retrouvé avec une baïonnette entre les deux yeux en Afghanistan, un révolver qui lui chatouillait le dos en Jordanie ; et surtout avec six mitraillettes dans les côtes au Venezuela.
Il faut dire que je me suis baigné dans un camp militaire sans demander l’autorisation. En plus, c’était le réservoir d’eau de l’île Margarita. C’est vrai que j’avais dû passer par dessus des barbelés pour arriver au point d’eau mais j’avais tellement envie de me laver que je ne me suis même pas posé la question ! Ils recherchaient des Cubains qui avaient tué trois policiers la veille et ils m’ont pris pour l’un d’entre eux.
“J’ai fait le dernier tour du monde”
Dans son premier livre La Terre n’est qu’un seul pays, où il explique pourquoi, selon lui, la paix est inéluctable, il affirme également : “J’ai fait le dernier tour du monde. Alors qu’est-ce que j’ai pas entendu après ! “Pour qui il se prend ce mec-là ?”. Je n’ai pas découvert le monde, les explorateurs sont passés avant moi mais j’avais raison, j’ai fait le dernier tour de ce monde-là“.
Il raconte ainsi, avec une pointe de nostalgie, la planète qu’il a parcourue lors des premiers dix-huit ans sans rentrer en France, alors que seulement quatre milliards de personnes peuplaient le globe. Il regrette avant tout ses 20 ans, la forme, l’énergie, mais aussi certaines zones qu’il a visitées et qui ont complètement changé. Par exemple, depuis ce dernier tour du monde, tous les monuments sont devenus payants.
Maintenant on paye pour la moindre chose. J’ai vu le Taj Mahal gratuit, j’ai pu dormir dans les ruines du Machu Picchu, il n’y avait pas de barrières, rien de tout ça à l’époque.
“Mon dernier défi : l’archipel d’îles Chagos”
Son tour du monde, il l’a ainsi terminé en 2005. “Mais en 2006, ils ont créé un nouveau pays rien que pour m’embêter, le Soudan du Sud. J’étais allé au Soudan mais j’étais resté au Nord près de Khartoum parce qu’il y avait la guerre, elle a duré quarante ans quand même et comme des guerres, je m’en suis payé pas mal, je n’en avais pas envie“. Après avoir posé le pied sur ce dernier territoire, il est alors retourné dans quelques endroits histoire de peaufiner sa découverte du monde.
Comme je n’avais pas de guide du Routard, je suis passé à côté de paysages ou monuments fantastiques. Par exemple, il y a le fleuve Okavango qui disparaît dans le désert du Kalahari du Botswana, j’avais fait du stop pas loin, mais personne ne m’avait averti qu’il y avait ce phénomène-là, alors j’y suis retourné ! Je peux remplir un cahier entier de ce que j’aimerais voir encore, mais j’ai 76 ans et je ne pourrai pas tout faire.
C’est devenu une des bases militaires les plus grosses du monde. Et c’est de là que les Américains vont bombarder l’Irak et l’Afghanistan, par exemple. Ce qu’on sait peu en France, c’est que les habitants de l’archipel ont été virés. Ils les ont emmenés à l’île Maurice parce que les Américains le demandaient.
Mais maintenant des tourdumondistes s’y arrêtent, pas sur Diego Garcia parce que c’est interdit et qu’ils se feraient tout de suite tirer dessus, mais sur les autres îles. De nouvelles personnes se sont installées, c’est là-bas que je veux aller.
Il précise également que “vie sabbatique” rime avec “retraite sabbatique” puisqu’on ne cotise pas au bord de la route, et philosophe : “Bien fait pour moi, ça m’apprendra !”. Il attend alors de trouver un voilier qui accepte de l’emmener gratuitement pour se rendre aux Chargos, avant de conclure : “C’est mon dernier défi, après je vais me coucher ! Je peux partir tranquillement dans la tombe“.