Le subreddit r/MemeEconomy tente d’appliquer les logiques boursières aux mèmes pour estimer leur valeur, en créant un véritable marché interactif.
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2016, entre autres choses, a été l’année de l’instrumentalisation du mème sur la scène politique internationale. Entre la grenouille Pepe devenue le totem des communautés pro-Trump en ligne ou, plus récemment, le canard posté sur Twitter par l’ambassade de Russie en Angleterre pour répondre aux sanctions infligées à Moscou par l’administration Obama, le mème a finalement franchi la sphère inoffensive et bon enfant de la grande cour de récré du Web pour devenir un élément de langage iconographique politique. Une situation parfaitement impensable il y a quelques années, symptomatique de l’influence grandissante du virtuel dans la communication publique. Si l’immense majorité des mèmes reste encore utilisée à des fins strictement comiques de shitposting, certains d’entre eux sont beaucoup plus lourds de sens. Leurs valeurs fluctuent selon le temps et les turpitudes de l’actualité. Prenant ce constat au pied de la lettre, un groupe de redditeurs a décidé de créer un marché boursier du mème.
Repéré par The Verge, le subreddit r/MemeEconomy regroupe un nombre de gens qui discutent entre eux des cours des mèmes comme s’il s’agissait de titres boursiers – ce qui, en soi, n’est pas totalement absurde, un mème ayant autant de rapport avec la réalité qu’une action. Si un mème commence doucement à progresser sur Internet, il est l’heure “d’acheter”. Lorsque sa popularité est au zénith, il faut “vendre”, avant que ne commence son inévitable déclin vers l’oubli. Un passe-temps comme un autre, avec ce petit côté insolent de ceux qui possèdent leurs propres personal jokes et le savent, mais exercé dans le plus pur respect du LOL.
Sauf qu’une douzaine de membres du subreddit, dirigé par Brandon Wink et Ron Vaisman, ont décidé de prendre la chose au sérieux : depuis août, l’équipe travaille à la création d’un authentique index boursier du mème, le “Nasdanq”, qui permettrait d’assigner en temps réel une valeur à chaque mème, d’observer les fluctuations des cours et d’anticiper les succès de demain. Le tout sans utiliser de véritable argent pour “investir” mais, comme sur le subreddit original, une monnaie fictive. Vous rigolez ? Techniquement, le projet est d’une ambition et d’une difficulté extrême. Sociologiquement, peut-être encore plus.
Comment évaluer l’intangible?
Selon The Verge, qui a interrogé les deux créateurs du projet, la difficulté principale est d’assigner une valeur arbitraire à des mèmes, alors qu’ils ne correspondent à aucune réalité commerciale ou même physique. Sans ce premier échantillon évalué arbitrairement, impossible de donner une base à l’algorithme, et impossible de créer un système dans lequel “les gens peuvent avoir l’impression de gagner quelque chose alors qu’ils ne le pouvaient pas avant”.
Comment évalue-t-on, objectivement, la valeur d’une blague ? La question revient à s’interroger sur ce qu’est, intrinsèquement, un mème. Devant l’impossibilité de répondre à cette question, Wink et Waisman ont décidé de laisser l’intelligence collective s’en charger.
Une fois lancé, le Nasdanq fonctionnera de la manière suivante : chaque trader nouvellement inscrit sur l’index se verra attribuer 1 000 points de la monnaie fictive. En payant une certaine somme (toute aussi fictive), un groupe de personnes pourra créer une “firme”, et cette entité pourra alors soumettre des mèmes au marché. Si plusieurs firmes soumettent le même mème, l’algorithme lui assignera une plus grande valeur. D’autre part, sachant qu’il existe plusieurs types de mèmes (texte, image, combinaison des deux), le Nasdanq sera divisé en trois sous-catégories. Mais là encore, ça risque d’être compliqué, de nombreux mèmes pouvant appartenir à plusieurs catégories à la fois. Un tour sur l’encyclopédie KnowYourMeme suffit pour s’en convaincre.
Un beau bordel à organiser
Au niveau des “cours” de la valeur, de nombreuses variables restent à déterminer, notamment la plateforme – un mème populaire sur Facebook vaut-il plus qu’un mème populaire sur 4chan ou Tumblr, simplement parce que la plateforme est plus importante ?– ou encore le cycle de vie. Car si une partie des internautes, plus puriste, estime que la vie d’un mème se termine (et par conséquent que sa valeur baisse) lorsqu’il devient grand public, une autre, au rapport plus distant avec les communautés en ligne, considère au contraire qu’une popularité mainstream signe le début du succès d’un même. Deux temporalités différentes qui auront forcément un impact sur la cotation.
Enfin, “les mèmes ont une tendance à resurgir, explique Wink. Un mème va gagner en popularité, s’éteindre en un mois, et un an après il est populaire à nouveau. Kermit [dont l’une des images est si populaire ces temps-ci que même Le Monde y a consacré un papier] a trois itérations qui sont mortes avant de revenir.”
Bref, avec un tel bordel à organiser, pas étonnant que le projet soit sur les rails depuis plusieurs mois. Et même lorsque le site et l’application mobile (oui, oui) seront prêts, prévient Wink, attendez-vous à plusieurs mises à jour de l’algorithme. Comme ses homologues du Nasdaq, du Nikkei ou du CAC 40, l’index boursier du mème ne se fera pas en un jour. Mais la noblesse de leur quête, la découverte d’une “équation pour chaque mème à travers chaque plateforme et chaque site”, vaut bien un peu de bienveillance.