“Elle s’appelait Catherine. Elle avait 40 ans. Elle travaillait dans une boulangerie. Elle était mère de deux adolescents. Elle venait de quitter son mari, leur père. Ils étaient en instance de divorce. Lui avait 53 ans. Elle a été retrouvée morte dans sa voiture, garée devant sa maison, abattue par arme à feu. Son ex-mari a été retrouvé mort dans la maison, il se serait suicidé avec la même arme. Crouzet, Gard.”
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Une semaine après son puissant article sur Slate, “En France, on meurt parce qu’on est une femme“, Titiou Lecoq a publié dans Libération ce 30 juin “‘Elle s’appelait Émilie, elle avait 34 ans’ : une année de meurtres conjugaux“. Une “litanie funéraire” qui “égrène les meurtres conjugaux depuis le 1er janvier 2017 : on en décompte déjà 50”. Cet article glaçant accompagne un dossier consacré aux violences conjugales commises sur les femmes, des violences présentées comme un “meurtre de masse”.
A lire, notre grand format : 220 femmes, tuées par leur conjoint, ignorées par la société https://t.co/7bP6ThzkoN pic.twitter.com/WsgC4oMEI2
— Guillaume Launay (@GuillaumeLaunay) 30 juin 2017
“Les violences envers les femmes ne sont pas des faits divers mais des faits de société”
Il y a cette tribune percutante de Sophie Gourion, créatrice du Tumblr Les mots tuent dédiée à dénoncer le traitement journalistique des violences faites aux femmes. Intitulée “et si les journalistes arrêtaient d’être des serial killers ?“, elle dénonce les euphémismes et justifications utilisées pour relayer les meurtres conjugaux, les violences conjugales et viols.
“Alors que le ‘crime passionnel’ ne figure pas dans le Code pénal, de trop nombreux journaux utilisent encore cette expression pour édulcorer ou indirectement justifier le meurtre conjugal. Les ‘drames familiaux’, les ‘drames de la séparation’, les ‘pétages de plombs’ se retrouvent ainsi dans les colonnes des faits divers, entre deux chiens écrasés, comme s’il s’agissait d’événements isolés, liés au hasard et non systémiques. Pourtant, les violences envers les femmes ne sont pas des faits divers mais des faits de société. Elles constituent de véritables violences de genre qui ne doivent rien au hasard.”
Ces formulations sont déterminantes et terriblement importantes, Sophie Gourion se souvenant notamment qu’un proche d’une victime avait eu, à cause d’un “titre d’article problématique”, l’impression “qu’on la tuait une deuxième fois”. Une enquête des journalistes Juliette Deborde, Gurvan Kristanadjaja et Johanna Luyssen complète ce dossier, avec des illustrations percutantes de BIG et des infographies efficaces produites par Six Plus. Intitulée “220 femmes, tuées par leur conjoint, ignorées par la société“, elle analyse les mécanismes des meurtres conjugaux, leurs conséquences et les recours, voire les solutions existant pour les victimes de violences conjugales. Le tout grâce à un travail commun des trois journalistes, qui ont enquêté sur 220 meurtres conjugaux de femmes commis entre 2014 et 2016 :
“Nous avons recensé les articles des journaux locaux, régionaux et nationaux, pour tenter d’en savoir plus sur ces victimes anonymes. Ce corpus n’est pas exhaustif : tous les cas n’ont pas été relayés par la presse, et quand ils le sont, c’est souvent de manière parcellaire. Ce travail permet de prendre conscience de ce que les chiffres ne disent pas : les noms, prénoms, âges, situations familiales, professions, mais aussi les circonstances de la mort de ces femmes, les éventuels antécédents ou le traitement judiciaire. Au total, Libération a enquêté sur 220 décès de femmes. Toutes ont été tuées par leur conjoint, leur mari ou ex entre 2014 et 2016.”
Meurtres conjugaux : toujours les mêmes mécanismes
L’enquête a mis à jour des mécanismes communs, et s’est attachée à détruire les clichés entourant les meurtres conjugaux, souvent mal traités par les médias. L’hétérogénéité des profils des victimes, qui sont de toutes les classes sociales et de tous les âges, contraste avec la similarité des circonstances de leurs morts. Généralement, les meurtres ont été commis “au domicile ou à proximité”, et “dans un contexte de séparation ou au moment de l’officialisation de la rupture” : “L’auteur réalise alors le caractère irréversible de la rupture et ne l’accepte pas.” Cet auteur, justement, était souvent déjà connu pour des faits de violence, et a fréquemment mis fin à ses jours après son crime.
Les victimes de violences conjugales et de meurtres, quant à elles, se voient culpabilisées. Le mécanisme les maintenant sous le joug de leur tortionnaire est pourtant bien connu des spécialistes, qui ont décrit à Libération un isolement graduel de leur cercle professionnel, familial et amical, parallèlement à une dépendance grandissante à leur conjoint, parfois financière et/ou administrative, en plus d’être psychologique. Ces femmes sont d’abord charmées par leur conjoint pendant une “phase de séduction”, dite “lune de miel”. Les périodes de violences sont ensuite entrecoupées de phases de réconciliation, où “le conjoint minimise les faits, se justifie, promet de ne plus recommencer” et dissuade ainsi sa victime de le quitter et/ou porter plainte.
Les enfants, des victimes souvent oubliées
“Ces trois dernières années, d’après les calculs de Libération, 51 enfants mineurs (et 8 enfants majeurs) étaient présents lors du meurtre de leur mère par celui qui était, le plus souvent, leur père. Onze d’entre eux ont perdu la vie en même temps que leur mère. La délégation aux victimes du ministère de l’Intérieur confirme cette exposition des plus jeunes à la violence conjugale : d’après ses chiffres, en 2015, 36 enfants ont été tués en France dans le cadre des violences dans le couple. 68 enfants, souvent en bas âge, étaient présents au domicile au moment des faits, dont 13 témoins directs du meurtre.”
Inutile, dès lors, de préciser que les répercussions sur ces enfants sont lourdes, voire dramatiques. Et s’il n’y a aucun “accompagnement spécifique” proposé à l’échelle nationale pour ces enfants, un plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants devrait être mis en œuvre. Les choses bougeraient, mais lentement — à l’image de la considération sociale générale des violences conjugales. Le site explique ainsi que “la culture populaire a longtemps occulté ce type de violences ; et quand elle ne les occulte pas, elle semble les légitimer”. Les articles relayant des meurtres conjugaux insistent par exemple sur la personnalité du meurtrier, souvent présenté comme un “homme bien” qui aurait eu un “coup de folie” par excès d’amour. L’importance de sensibiliser les professionnels est donc primordiale pour les auteurs de l’enquête — qu’on ne saurait vous conseiller suffisamment de lire en entier.