Depuis six ans, le festival Pint of Science sort les chercheurs français de leurs labos pour animer des conférences informelles dans des bars. Un raccourci vers le savoir.
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Entre le 14 et le 16 mai dernier, si vous habitez dans une grande ville de France, vous avez peut-être trouvé porte close à l’entrée de votre bar préféré – “complet”, qu’on vous aurait annoncé. Dans la salle principale, pas de trace des traditionnels cadres sups venus écluser du mojito en afterwork en cancanant les derniers ragots d’open space. Le zinc ? Allégé de ses bulots humains, habituellement scotchés au tabouret avec l’air de contempler une supernova au fond de leur verre.
Dans un bourdonnement épais d’amphithéâtre, face à une assistance hétéroclite et concentrée, vous auriez vu un homme ou une femme parler chimie théorique, intelligence des plantes, édition génomique ou particules subatomiques, convoquer des graphiques projetés, agiter des trucs et des machins devant son public, bref, se démener pour transmettre ses connaissances. Vous auriez peut-être fait demi-tour sans comprendre, hanté par l’étrangeté de la vision. Dites voir, depuis quand la recherche scientifique squatte les bistrots de France ?
Festival agréé par le Ministère
Puisque vous posez la question, ça fait maintenant six ans que l’étrange transhumance rituelle des chercheurs se produit. Chaque année, le festival Pint of Science enrôle l’élite de la vulgarisation française pour organiser une série de conférences, sur deux ou trois jours, dans des lieux habituellement dédiés à la biture et la trivialité. L’objectif : reconnecter le public français à sa recherche scientifique, dépoussiérer les préconceptions sur la science fondamentale et pour le public, si possible, apprendre deux-trois trucs sur le monde qui nous entoure sans être obligé d’y dédier toute sa capacité de concentration.
Et le pire, c’est que ça fonctionne : il y a six ans, la première édition de Pint of Science avait lieu dans trois villes françaises (Paris, Lyon, Bordeaux) et rameutait 1 000 fanatiques de science. En mai dernier, le festival investissait 40 villes, organisait 300 événements et rassemblait 10 000 personnes.
À 2 euros le ticket d’entrée, des cartons de goodies et un coût d’environ 15 000 euros, le festival se finance quasiment tout seul en France. Suffisant pour mériter le sceau du ministère, l’appui des régions et l’aval du CNRS. En six ans, Pint of Science s’est imposé comme l’un des événements majeurs de l’agenda scientifique français – pas surchargé, il est vrai —, capable de fédérer chercheurs, acteurs institutionnels et entités privées. Sans perdre de vue son ambition centrale : mettre la science à portée du profane.
La communication, grande absente des cursus français
En 2013, Élodie Chabrol est “post-doc” (chercheuse dans un cursus post-doctorat) en Angleterre quand elle découvre la version originelle de Pint of Science, qui attire 3 400 visiteurs pour sa première année. Conquise, elle décide d’importer le concept en France. “C’était super chaud”, se rappelle-t-elle : contrairement au pays du pub, le mélange des genres entre alcool et sciences rebute les gros instituts français, qui ont peur de ternir l’image de leurs chercheurs.
D’autre part, le système universitaire privé anglais “demande aux chercheurs anglais une stratégie de dissémination de leurs recherches”, ce qui les rend plus aptes à communiquer sur leur travail. En France, la communication n’est selon elle pas encore assez ancrée dans les formations.
“C’est toute la difficulté de la pédagogie : ça n’entre pas du tout dans notre formation, poursuit l’ex-chercheuse. Il faut aller chercher à l’extérieur pour apprendre, on n’est pas préparés.” Résultat : le public français n’est pas assez en contact avec la science. “La recherche fait peur. On l’assimile à des mots compliqués, des endroits austères, rigides… Le chercheur n’est pas très bien vu, on ne sait pas à quoi il sert.”
Conséquence, “il y a de super avancées, mais on n’en parle pas”. Grâce à Pint of Science et à d’autres initiatives, comme Ma thèse en 180 secondes, le Forum du CNRS, la Fête de la Science et certains podcasts spécialisés, Élodie Chabrol reconnaît quand même que “la France n’est pas trop mal lotie”, et “qu’on est au début de l’ère de la comm’ scientifique. On a mis du temps à se rendre compte que c’était important, que les efforts sont super bénéfiques”.
Faire sortir les chercheurs de l’entre-soi
Outre le fait de “remettre la science dans la société” et d’ouvrir le grand public à des concepts sous-médiatisés, Pint of Science permet aussi aux chercheurs de progresser, eux qui sont parfois trop habitués à évoluer dans l’entre-soi codifié des labos et universités. “La vulgarisation permet une prise de recul sur le travail, avance l’organisatrice. Moi, je faisais de la neuroscience. On parle généralement avec des gens qui parlent le même langage. Rien que d’expliquer pourquoi on fait ce qu’on fait, ça fait du bien !”
Autre avantage : Pint of Science permet au public de prendre conscience de la recherche locale et de démystifier l’idée selon laquelle, en bon pays jacobin, la France centraliserait toute sa recherche à Paris. “On essaie de faire parler des chercheurs locaux, pour que les gens comprennent que plein de choses se passent à côté de chez eux. Au final, ils paient avec leurs impôts !” L’argument fait sourire, il n’en est pas moins valide.
D’autant qu’à l’heure où les budgets de la recherche sont de plus en plus serrés (501 millions en 2018, certes en augmentation, mais avec zéro création de poste prévue), la science a besoin de visibilité. “On n’a aucun poids dans ce qui est politique, se désolé Élodie Chabrol. C’est dur de récupérer un poste parce qu’il n’y a pas d’argent, pas de financement. En ce moment, couper un budget de recherche fait moins de vagues. Si les gens s’en préoccupent, peut-être que les ministères auront plus de budget.”
“Vulgariser, c’est jamais impossible”
Alors, ça ressemble à quoi, un chercheur qui vulgarise bien ? “À partir d’octobre-novembre, on commence à aller chercher des gens et à recevoir les candidatures. La première étape, c’est d’expliquer le thème de recherche en une centaine de mots. On essaie de combiner des chercheurs qui parlent bien avec des sujets qui parlent un peu aux gens, soit dans l’actualité, soit sur des enjeux locaux.” Les trucs à savoir ? “On les briefe un peu : éviter les graphiques, les mots compliqués. Quand on voit que le public fait des grimaces, on doit réexpliquer.”
Et le public doit y prendre part, en gardant à l’esprit que Pint of Science n’est pas non plus un cours magistral d’université. “L’idée, ce n’est pas que les gens en retirent une grosse connaissance scientifique, mais de leur donner de l’intérêt pour la recherche.” Elle avouera quand même que certains thèmes sont plus rassembleurs que d’autres : “La santé, généralement, intéresse plus les gens, c’est plus facile à vulgariser. La physique, les nanoparticules, c’est déjà plus compliqué. Mais vulgariser, c’est jamais impossible.”
Et la formule a l’air de fonctionner, puisque le public de Pint of Science se diversifie chaque année. Lors de la dernière édition, avance Élodie Chabrol, ” 55 % du public travaillait dans le domaine de la science”… contre 95 % la première année. Reste désormais un combat à mener, celui de la parité : en 2018, 35 % des intervenants de Pint of Science France étaient des femmes. Trop peu selon l’organisatrice, qui se désole du déséquilibre structurel de la recherche dans ce domaine : “C’est quand même très sexiste, la recherche. Quand on contacte les chercheuses, elles sont plus enclines à refuser que les hommes.” On se revoit l’année prochaine pour une nouvelle tournée.
Article mis à jour le 15 juin.