Dans l’immédiat, le lobby se cantonne à la Bretagne.
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Convaincre le consortium
Il n’a pour l’instant que deux émojis dans son portefeuille. L’émoji du drapeau breton et celui de l’émoji beurre. C’est encore peu, mais il espère voir la liste s’étoffer dans les mois à venir. “Les émojis ne sont plus anodins et sont de plus en plus pris au sérieux“, explique-t-il, le plus sérieusement du monde.
Pour l’heure, il pense encore être le seul à exercer cette activité d’avant-garde sur le territoire français : pratiquer une sorte de lobbying pour faire accepter des nouveaux émojis auprès du comité du consortium Unicode, l’institution très fermée chargée, entre autres choses, de valider les impétrants. La sélection annuelle est rude : beaucoup de candidats, peu de retenus.
Malgré l’importance stratégique de la tâche, ce tout premier VRP français des émojis habite loin des lieux de décision technologique, dans la pointe sud de la Bretagne, au Guilvinec. Avant son changement de vie, Matthieu Crédou, 40 ans, officiait en région parisienne et travaillait le secteur des noms de domaine, vous savez, tout ce qui se trouve après le http:// ou https :// et qui forme une URL.
L’extension des régions
Pendant six ans, il a notamment été directeur marketing de l’Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (AFNIC). Cette structure historique, presque aussi vieille que le web, gère notamment les extensions francophones des noms de domaine. Le .fr, bien sûr, mais aussi le .re pour l’Île de la Réunion ou le .yt pour Mayotte.
Début 2014, révolution à l’AFNIC et dans l’Internet en général : après un appel à candidature géant, 1 200 nouvelles extensions de noms de domaine voient le jour. Sur le plan international, des extensions comme les .xyz, .vip ou .club s’illustrent tout particulièrement. Mais on voit aussi débarquer des extensions bien franchouillardes, comme le .leclerc, le .paris, le .alsace ou le .bzh pour la Bretagne.
Le passif assez unique de Matthieu Crédou dans les noms de domaine le rattache directement à nos émojis présents. Car cette expérience l’ayant mené à faire-valoir des régionalismes (.paris, .bzh, .alsace) auprès de la “gouvernance d’Internet” (c’est son expression) l’a passionné.
C’est pour cette raison qu’en 2017, quand l’association www.bzh se lance dans la constitution d’un dossier pour proposer l’émoji du drapeau breton à l’Unicode, il se porte bénévole pour l’aider dans les démarches. À ce stade, il ne savait pas encore que cette bonne volonté se professionnaliserait.
L’émoji breton : échec
L’histoire continue avec un coup de fracas : fin 2017, l’émoji breton se fait retoquer par l’Unicode. En mai 2018, Mathieu Crédou devient donc une sorte de chargé de mission rémunéré par diverses instances pour réparer l’affront. Son mandat : tout faire pour que l’émoji breton, à la prochaine soumission du dossier, séduise les examinateurs.
Pour cela, il faudra (1) reconstituer le dossier de candidature et l’étayer avec des arguments supplémentaires ; (2) faire de l’activisme sur les réseaux sociaux pour embraser les foules ; (3) faire jouer ses réseaux et celui de la région Bretagne pour parlementer directement avec Facebook, Google, Apple ou encore Adobe qui siègent dans la commission et peuvent faire la pluie ou le beau temps.
L’incertitude de l’émoji beurre
La situation est un peu différente pour l’émoji beurre dont Matthieu Crédou s’occupe également. Le dossier a été soumis à l’Unicode en mars dernier par deux personnes totalement extérieures à la Bretagne et même à la France tout court, une doctorante à Oxford, au Royaume-Uni, et une journaliste américaine, Jennifer 8. Lee, très impliquée dans la communauté mondiale des émojis.
Alors qu’il n’avait pas impulsé la revendication, Matthieu Crédou convainc, entre-temps, une laiterie de se saisir du dossier emoji beurre. Agissant au nom de la laiterie, il a lancé une pétition et s’est également investi dans une campagne de community management. Le dossier de l’émoji beurre sera examiné de près en septembre prochain par la commission. On verra si ce lobbying portera ses fruits.
Et après ?
Si l’émoji beurre passe, le travail de lobbying ne sera pas totalement terminé : il faudra encore déterminer son design. Ça n’a l’air de rien mais non, c’est très important, nous assure-t-on : dans l’idéal, l’émoji beurre devra représenter du beurre moulé, signe de qualité de fabrication. Qu’il soit doux ou demi-sel, peu importe.
Que l’on soit une communauté, une entreprise ou même une collectivité locale, le fait d’avoir son émoji, cette histoire nous le montre, c’est devenu chic et, mine de rien, ça procure une certaine influence, surtout auprès des millenials, friands des hiéroglyphes modernes.
Loin des problématiques bretonnes et laitières, les lobbies se déchaînent aussi hors de nos frontières. Le cas resté le plus célèbre est celui du Tacobell ayant réussi à faire passer son émoji taco. Plus récemment, pour promouvoir son image “inclusive”, Tinder lançait une pétition pour introduire des émojis de couples mixtes (hashtag #RepresentLove). La Chine n’est pas en reste : cette année, le géant chinois a réussi à faire passer trois sino-émojis : l’enveloppe rouge, le pétard et le gâteau de lune.
Lobbyiste en émoji, un métier du futur ? En termes de temps de travail, c’est possible : Matthieu Crédou est occupé à plein-temps par ses deux dossiers. Niveau finances, on n’y est pas encore : le pécule amassé est en deçà d’un vrai salaire mais tout de même plus significatif que de l’argent de poche. Un troisième dossier émoji crêpe ou émoji galette réglera peut-être le problème.