Malgré une remarquable absence de corpus scientifique en la matière, l’Organisation mondiale de la santé a décidé de reconnaître un côté addictif aux jeux vidéo. Absurde.
À voir aussi sur Konbini
Jusqu’ici et depuis une trentaine d’années, on avait fini par se convaincre que la phrase “les jeux vidéo rendent addict” appartenait exclusivement aux associations de parents à tendance chrétienne conservatrice, à quelques alcôves de la droite française tendance Jacques Cheminade et à d’obscures émissions de portraits du créneau “deuxième partie de soirée” de la TNT. Et puis, lundi 18 juin, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a donné raison à tous les partisans de cette théorie en décidant de reconnaître formellement le “trouble du jeu vidéo” – “gaming disorder” en VO –, au même titre que la cocaïne ou les jeux d’argent. L’approbation formelle par l’OMS devrait désormais intervenir en 2019.
Ce nouveau “trouble” – les guillemets resteront de rigueur durant tout cet article – sera inclus dans la 11e version de la Classification internationale des maladies (en anglais “ICD-11”), la base de données de référence dans le monde de la santé, mise à jour pour la première fois depuis le début des années 1990. Selon cette première définition officielle, le “trouble du jeu vidéo” se diagnostique grâce aux symptômes suivants (si vous levez les yeux au ciel en soupirant, vous avez perdu) :
- Contrôle diminué sur l’activité de jeu (fréquence, intensité, durée, contexte, début, cessation)
- Accroissement de la priorité donnée au gaming, au point que le jeu l’emporte sur d’autres intérêts et activités quotidiennes
- Poursuite ou recrudescence du jeu malgré l’apparition de conséquences négatives
Une “petite minorité” de joueurs
En soi, on pouvait s’attendre légitimement à ce que l’OMS penche pour la reconnaissance officielle du “trouble”, puisque l’organisation avait déjà publié une première définition en janvier en annonçant sa future reconnaissance comme maladie. Selon le directeur du département de la santé mentale et des toxicomanies, Shekhar Saxena, interrogé par l’AFP, les symptômes décrits plus haut doivent en outre “se manifester clairement sur une période d’au moins douze mois. La personne joue tellement que d’autres centres d’intérêt et activités sont délaissés, y compris le sommeil et les repas”, a-t-il précisé.
Dans son communiqué, l’OMS admet en outre sans ambage que les symptômes décrits ici reprennent en partie ceux des autres comportements addictifs déjà reconnus par l’OMS, comme l’addiction au sport (bigorexie) ou au jeu. Tout en reconnaissant que dans le cas du jeu vidéo, “en ligne ou hors ligne”, le risque de développer ce “trouble” est “très bas” et qu’il ne touche aujourd’hui qu’une “petite minorité” de joueurs. “Nous ne disons pas que toute habitude de jouer aux jeux vidéo est pathologique”, a ainsi souligné le responsable de l’OMS. Avec 2,5 milliards de joueurs dans le monde (et 31 millions en France), le nombre de cas avérés d’addiction est aussi anecdotique… que médiatisé. Et c’est là tout le problème.
Lobbies pharmaceutiques et pressions asiatiques
Car si certains addictologues se réjouissent de la “pathologisation” de la pratique du jeu vidéo, qui permettra selon eux de mieux prendre en charge les joueurs atteints de trouble addictif, la classification est loin, très loin de faire consensus parmi la communauté scientifique. De fait, la littérature scientifique est encore rare, et les quelques études d’ampleur à s’être penchées sur le sujet (dont la plus récente, menée en 2016 sur 19 000 gamers) n’ont pas réussi à identifier un lien entre le jeu vidéo et des symptômes de dépendance. L’année dernière, 36 chercheurs publiaient une lettre ouverte pour contester l’orientation de l’OMS, expliquant que l’état actuel de la recherche ne permettait pas de tirer une conclusion aussi radicale que de lier pratique vidéoludique et maladie mentale. En France, l’Académie de médecine s’est toujours refusée à parler d’addiction, entérinant dès 2012 le terme de “pratique excessive”. Une terminologie adoptée ensuite par l’Académie des sciences.
Si la science a du mal à reconnaître l’existence du “trouble”, comment en est-on arrivé à sa reconnaissance officielle ? La réponse tiendrait en un mot : lobbying. Celui des laboratoires pharmaceutiques, tout d’abord, trop heureux d’avoir une base légitime sur laquelle s’appuyer pour médicamenter les enfants et adolescents identifiés comme “addicts”, explique le docteur Serge Tisseron à Franceinfo. Pour le docteur Christopher Ferguson, signataire de la lettre ouverte contre l’OMS, d’autres pressions auraient pu venir de pays asiatiques comme la Chine ou la Corée du Sud, qui ont tous deux mis en place des “camps d’internement” pour joueurs compulsifs à base d’électrochocs – oui, vous avez bien lu. En face, les différents lobbies de l’industrie vidéoludique (l’IFSE en Europe, l’ESA aux États-Unis) n’auront pas suffi. Et à la fin, c’est la science qui perd la partie. Game over.