Chaque mois Konbini vous emmène à la rencontre d’un provocateur. Ce mois-ci, entre zoophilie et schizophrénie, on vous dresse un portrait de l’artiste russe Oleg Kulik, inventeur de la “zoophrénie”.
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Son nom ne vous dit peut-être pas grand chose, mais ses frasques sont probablement parvenues à vos oreilles. Oleg Kulik pratique l’outrage comme on entre au couvent, avec piété. Des scandales zoophiles à sa mise en scène du Messie de Haendel, en passant par son personnage d’homme-chien, le public s’est souvent demandé si l’artiste russe était un génie ou un imposteur.
Alors qu’il prépare une nouvelle série de sculptures pour la galerie parisienne Rabouan Moussion et que le Centre Pompidou expose certaines de ses œuvres dans le cadre de l’exposition Kollektsia sur l’art contemporain en URSS et en Russie (jusqu’au 2 avril 2017), on a eu envie de rencontrer celui dont le message est bien plus subtil qu’il n’y paraît, un artiste complexe et profondément engagé.
“Invité en tant que chien”
C’est en 1996 à Stockholm, à l’occasion de l’exposition Interpol (qui vise à réunir l’Europe de l’Est et celle de l’Ouest), qu’il est propulsé sur le devant de la scène internationale après avoir mordu un spectateur pendant une performance où il campait un homme-chien – avec un collier et une laisse, il a posé nu et à quatre pattes, tel un chien.
On se demande immédiatement : “Mais pourquoi un chien ?” Cette idée lui était venue en 1994 à Moscou. Le chien serait une métaphore de la politique inhumaine menée en Russie à l’époque et de la difficulté pour un artiste de s’épanouir dans la société post-soviétique. Mais alors pourquoi avoir mordu un spectateur ? Mise en scène médiatique ? Provocation ? Un problème de communication d’après l’artiste… Une histoire qui reste bien floue. Ceci dit, la performance est un succès, elle le rend célèbre dans le monde de l’art et en mars 1996, il est invité par la Färgfabriken, laboratoire d’art contemporain de la capitale suédoise pour présenter à nouveau sa performance d’homme-chien.
Pensant naïvement pouvoir s’ouvrir à des collaborations nouvelles et démontrer la diversité de son art, Oleg se rend compte qu’on ne l’attend que pour une seule chose, faire le chien. “J’avais été invité en tant que chien, comme si j’étais une sorte de ready-made. J’ai refusé, mais on ne m’a pas laissé le choix, on m’avait déjà préparé ma niche” se souvient-il. Une fois sur place, aucun autre choix ne lui est proposé, aucun dialogue n’est engagé, il tiendra le rôle du “chien enragé”. “Mon œuvre s’est transformée en incompréhension réciproque”, se désole-t-il. Mordre est alors devenu un moyen d’éveiller les consciences, d’alerter le spectateur passif et aliéné : “Tout avait été fait pour que le dialogue n’ait pas lieu. Je pouvais faire autre chose, être non seulement un chien mais aussi un oiseau ou une vache.” Des animaux peut-être plus pacifiques en effet. Cependant, le message ne passera pas et l’Histoire de l’art retiendra la morsure.
L’invention de la zoophrénie
Tout au long de sa carrière, Oleg Kulik enchaîne les outrages – son rapport à nos amies les bêtes suscitant bien souvent l’incompréhension, voire l’horreur. Le 24 octobre 2008, à la Foire internationale d’art contemporain (FIAC), la police, sur ordre du parquet de Paris, décroche des photographies de l’artiste.
L’origine de cette censure ? Des images à caractère “pornographique, zoophile”, des scènes de viol, “contraires à la dignité humaine”. À l’époque, la justice vise particulièrement la série Deep into Russia, qui a pour but d’explorer et de résoudre le mystère de l’identité russe en se moquant des stéréotypes qui y sont associés.
Mais une fois de plus Kulik s’y prend à sa manière : dans cette série photographique on voit l’artiste introduire sa tête dans le cul d’une vache, ou encore insérer son pénis dans la gueule d’un porc. Cette immersion dans la Russie profonde et rurale est encore une fois mal interprétée par le public qui n’y voit que ce qu’il a envie d’y voir.
À force qu’on le perçoive comme un personnage brutal, comme une “bête de cirque”, et qu’on l’enferme dans ce rôle d’homme-chien, Oleg Kulik commence à comprendre les animaux et la place qu’on leurs donne dans notre société. “Pourtant, comme l’affirme le biologiste autrichien Konrad Lorenz, rien ne les distingue des êtres humains, ils sont tout aussi sages, profonds et fins que nous”, s’exclame-t-il. Il développe alors le concept de “zoophrénie”, contraction de “zoophilie” et “schizophrénie” et devient l’émissaire de cette double identité, pour mieux comprendre les animaux.
Quelle provocation pouvait-il alors imaginer ? À chaque fois qu’il se rend en Occident, il espère pouvoir y réaliser des projets créatifs et novateurs. Sauf que les institutions qui le reçoivent lui construisent une cage, installent une chaîne ou proposent de l’installer dans une volière. “Ils refusaient de me percevoir en tant qu’être humain, les gens n’aiment pas les gens”, se plaint l’artiste.
L’intimité avec les animaux devient une provocation évidente à destination de ses congénères. Puisqu’on lui refuse son statut d’être humain, il sera alors un chien. Un corniaud qui a le droit d’avoir des relations sexuelles avec un autre animal : “Je n’étais pas un être humain qui baisait un animal, mais un chien qui baisait un chien”, dit-il pour se justifier.
Partisan du mouvement de l’écologie profonde, la “deep ecology”, Oleg Kulik est persuadé que c’est la pensée de l’Homme qui est l’origine de la rupture entre les espèces qui peuplent la Terre. “La pensée a sacralisé l’idée que je suis quelqu’un et que j’ai le droit de me servir de ma supériorité d’homme pour faire ce que je veux sur cette planète”, précise-t-il. Ce qui explique sûrement, assez contradictoirement, qu’il ne consulte pas les animaux lorsqu’ils sont malgré eux au cœur de ses mises en scène….
“Nous sommes animés par le sentiment que nous sommes investis d’un but beaucoup plus noble que n’importe quelle autre espèce sur Terre. Alors que moi, personnellement, je n’ai pas le sentiment d’avoir une mission plus noble que la limace de mon jardin ou le moustique qui suce mon sang”, développe-t-il.
“J’ai abordé le Châtelet de la même façon que j’ai pénétré le cul d’une vache, avec peine et grand effort”
Mais ne réduisons pas Kulik à sa théorie des espèces. Véritable touche-à-tout, il revient à Paris en 2011, pour secouer une nouvelle fois une institution culturelle parisienne. C’est au tour du Théâtre du Châtelet d’être la victime, consentante cette fois, de la tornade Kulik. Il met en scène l’hyper culte et classique Messie de Haendel, pièce musicale du XVIIIe siècle devenue un symbole national en Angleterre pour Noël.
Les lumières sont tapageuses et les effets visuels omniprésents, le tout avec une bande son découpée. Il a osé toucher à une œuvre sacrée ! C’est le choc des cultures. La proposition d’Oleg Kulik dérange, agace. Un journaliste du Monde s’indigne et parle de “délire psychotrope” et compare la proposition de Kulik à “une boîte de nuit d’Ibiza”. Mission réussie : “J’ai abordé le Châtelet de la même façon que j’ai pénétré le cul d’une vache, avec peine et grand effort”, s’amuse le trublion. La comparaison est flatteuse.
C’est à Jacqueline Rabouan, galeriste parisienne, à qui l’on doit la proximité d’Oleg Kulik avec la capitale française. Elle fait la rencontre de l’artiste dans les années 1990, à une époque où l’art contemporain russe émerge, bouillonne : “Il y avait tellement de folie à cette époque, on trouvait de tout, du pire comme du meilleur”, nous explique-t-elle. On a du mal à imaginer cette petite dame traîner dans des caves moscovites jusqu’à 6 heures du matin, à la recherche d’un nouveau coup de cœur artistique. Et pourtant, c’est bel et bien à l’occasion de l’une de ces soirées qu’elle fit la rencontre d’Oleg, “un choix très personnel, à l’époque où les musées ne s’intéressaient pas à la scène artistique russe”. Pari gagnant pour la galerie Rabouan Moussion qu’elle dirige, puisque 20 ans plus tard, le Centre Pompidou organise la première grande exposition sur l’art contemporain russe, les œuvres de Kulik étant évidemment de la partie.
Malgré le succès, Oleg Kulik prend ses distances avec l’Occident et les scandales qui plaisent tant au public d’Europe de l’Ouest. Il décide alors de changer de cap et de se concentrer exclusivement à sa terre d’origine, l’Est, là “où les gens accordent plus d’importance aux émotions, aux silences qu’aux paroles”.
“Si l’art ne provoque pas, à quoi sert-il ?”
Il se consacre désormais à la sculpture, sa nouvelle forme de vérité, de représentation : “Rien n’est plus réel que la matière.“ La sculpture est devenue pour lui une autre façon d’agir, une démarche globale qui lie “l’âme, l’esprit, le corps et l’outil”, à l’instar de l’actionnisme de son homologue et compatriote Piotr Pavlenski, dont Oleg partage le combat. Ce farouche opposant à la politique de Poutine a fait de son corps son principal outil de lutte artistique : en 2013, il va même jusqu’à se clouer les testicules entre les pavés de la Place Rouge pour dénoncer l’homophobie du régime. “Son contenu à lui c’est la douleur, résume Oleg Kulik. Il frappe la Place Rouge comme on frappe la gueule d’un salopard.”
Poutine incarne selon lui “toutes les terreurs et les peurs du monde”, une véritable menace “pour les artistes, les gens libres”. Il précise que ce sont les hommes qu’il faut changer, si l’on souhaite changer la Russie. C’est la raison pour laquelle la provocation est devenue essentielle aujourd’hui. “Si l’art ne provoque pas, à quoi sert-il ?”, nous lance-t-il.
Faire ce que l’on attend de lui ou être là où on l’attend est pour Oleg synonyme de mort. La communication, la publicité et le succès sont contraires à sa vision de l’art et de l’engagement. D’ailleurs, comment souhaiterait-il mourir ? “D’une fausse mort, pour vivre une vraie vie”.