“The Loca my crazy life”
Konbini | Comment vous êtes-vous rencontrés tous les trois ?
Bill Salmon | Oh c’est une drôle d’histoire ! Quand j’ai entendu parler de Filip Leu, j’étais à San Francisco et je commençais ma carrière de tatoueur. […] Je n’avais pas encore rencontré ma femme, Junii, donc je dirais que c’était en 1985. Filip avait tout juste 17 ans […] et moi je bossais pour Ed Hardy. Un jour, Ed m’a dit : “T’as entendu parler de ce gars, Filip Leu ? Il est en ville. T’aimerais pas bosser avec lui ?” J’ai répondu : “Ramène-le mec.” Et j’étais vraiment vert quand je me suis rendu compte de tout ce que pouvait faire ce gamin ! […] C’est comme ça qu’on a commencé à bosser ensemble.
Avec Filip on s’est rendu à une convention en 1986, un National Show à la Nouvelle-Orléans. C’est ce jour-là que Luke entre dans l’histoire. Même si on bossait pour Ed Hardy, on avait notre propre piaule pour tatouer, les choses étaient assez différentes à l’époque. Donc après toute la journée passée à cette convention, on était rentré dans notre pièce pour tatouer. Filip a même tatoué quelqu’un dans les chiottes.
Luke Atkinson | Cétait fantastique !
Bill Salmon | J’ai tatoué Luke ce soir-là. J’étais totalement stressé car ce gars faisait des motifs différents de ceux qu’on avait l’habitude de voir venir d’Europe… et comme je n’avais pas vraiment d’expérience là-dedans, j’étais assez nerveux – bien que je ne me souvienne plus du tout de ce que je lui ai tatoué (rires).
Luke Atkinson | C’était un petit démon tout joyeux qui sautillait, sur ma jambe, accompagné d’un petit “The Loca my crazy life” je crois. Ce qui est parfait pour nous.
K | Vous parliez d’une convention de tatouage en 1986. Nous sommes aujourd’hui en 2015. Qu’est-ce qui a changé ?
Luke Atkinson | C’était beaucoup moins impressionnant que ça l’est actuellement. Ça a vraiment grossi. À l’époque, le tatouage représentait peut-être le quart de ce qu’il est aujourd’hui. Il y a tellement d’artistes ! Pour un organisateur de convention comme Tin-tin, ce doit être un vrai casse-tête car tu veux à la fois avoir les tatoueurs qui ont eu un rôle majeur dans le passé, et ceux issus de la nouvelle scène, qui est juste énorme.
Je crois aussi que le tatouage est passé dans le domaine du divertissement. Aujourd’hui par exemple, il y a des vendeurs qui sont présents sur ce salon… ça part dans tous les sens ! La pub, les sponsors… c’est incroyable. C’est tellement différent.
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“Le monde après Internet”
Filip Leu | Je crois qu’il y a un monde avant et après Internet… un monde très différent.
Bill Salmon | Le monde de quoi ?!
Konbini, Luke Atkinson et Filip Leu | The Internet Bill ! (rires)
Bill Salmon | Ah oui… En 1994, tout le monde connaissait tout le monde, tout le monde savait qui était dans le coup et qui ne l’était pas, qui était au top et qui allait l’être. Mais c’est devenu tellement gros, aussi gros qu’Internet. […] Avant Internet, toutes les informations concernant le tatouage étaient comme invisibles. C’était magique et secret. Ça l’est toujours mais bon…
K | Qu’est-ce que vous pensez de cette démocratisation ?
Filip Leu | C’est inévitable !
Bill Salmon | Oui c’est inévitable. Je tiens à souligner que tous ces jeunes artistes qui débutent font un travail incroyable. […] La seule chose que je leur reprocherais peut-être, c’est qu’ils manquent forcément d’expérience. Plus tu fais de saisons, plus tu acquières de l’expérience et plus tu saisis les différentes facettes du tatouage. Est-ce que tu veux juste faire ce style ? Ou d’autres styles ? Il y a vingt ou trente ans, il y avait à peine une demi-douzaine de styles ; aujourd’hui il doit y en avoir soixante-dix. Idem pour les techniques ! Il y a énormément de choix à faire quand tu es tatoueur.
Luke Atkinson | À l’époque dont parle Bill, quiconque voulait apprendre le tatouage devait le faire d’une façon assez scolaire. Tu apprenais un motif, et ensuite tu le tatouais. Puis tu en apprenais un autre, plus complexe, et tu le tatouais. Et ainsi de suite. […]
Filip Leu | Exactement. Tu devais d’abord apprendre des motifs assez basiques, et une fois que tu t’étais fait ton nom, une réputation, tu pouvais commencer à faire tes propres dessins. Aujourd’hui, les gens ont à peine débarqué qu’ils tatouent déjà les styles et les motifs qu’ils ont inventés.
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“En Occident, on se tatoue comme si on allait à Lourdes”
“Jamais je n’aurais cru qu’on puisse faire une émission de téléréalité sur le tatouage”
K | Surtout que vous devez parfois départager 20 ou 25 tatouages…
Filip Leu | Oui, et ils sont tous très bons ! C’est assez drôle d’ailleurs : quand on était plus jeunes, on lisait pas mal de magazines de tatouage comme Easy Rider, et on se marrait à essayer de trouver 5 bons tatouages dans tout le magazine. Aujourd’hui, essaie d’en trouver 2 mauvais. C’est totalement l’inverse ! Je suis vraiment content que le niveau de ma profession soit devenu si bon, avec cette qualité du dessin et ce souci du travail minutieux.
Mais le tatouage est une industrie mouvante, et il y a des choses qui se passent en ce moment qui sont assez… expérimentales, je dirais. Le temps nous dira si ces changements sont bons, et s’ils dureront. Je ne suis pas contre la tournure que prennent les choses, mais je suis quand même un peu paniqué vis-à-vis d’émissions comme “Ink Master”, c’est assez étrange pour moi. C’est une facette du tatouage que je trouve difficile à saisir. Jamais je n’aurais cru qu’on puisse faire une émission de téléréalité sur le tatouage…
Luke Atkinson | Et il y en a tellement… tout le monde met du fric dedans.
Bill Salmon | Je crois qu’on préfèrerait ne pas s’étendre sur ce sujet. On ne peut pas être objectifs.
Filip Leu | Non mais je suis vraiment surpris, je n’aurais jamais imaginé que ça puisse exister en fait !
Bill Salmon | Tu sais, je suis sûr qu’il y a encore plein de choses pour lesquelles nous ne sommes pas préparés (rires).
L’avenir nous le dira.
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