Macklemore et les Grammys : une histoire de “white privilege” ?

Macklemore et les Grammys : une histoire de “white privilege” ?

Tu as été volé. Je voulais que tu gagnes. Tu aurais dû. C’est bizarre et c’est nul que je t’ai volé. C’est ce que j’allais dire pendant le discours. Et puis la musique a démarré et j’ai bloqué. Bref, tu sais ce que c’est. Félicitations pour cette année et pour ta musique. Je t’apprécie en tant qu’artiste et en tant qu’ami. Much love.

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Une victoire à double tranchant

Et c’est le journaliste Insanul Ahmed qui a dégainé en premier, avant même la diffusion des Grammys. Dans son billet publié sur le site de Complex deux jours avant la cérémonie, ce dernier estimait que si Macklemore remportait la statuette, ce serait uniquement parce qu’il constitue un profil plus consensuel pour le grand public :

Si Macklemore gagne, ce ne sera pas parce que c’est un meilleur rappeur que Kendrick – il ne l’est pas – ou parce que son album est meilleur que celui de Kendrick – il ne l’est pas. Ce sera parce qu’il est rassurant et blanc, le genre de gars que les votants aux Grammys qui ne s’y connaissent pas vraiment peuvent soutenir.

Le gagnant du “meilleur album rap” devient la tête d’affiche du hip-hop pour une audience non initiée. Mais gagner cette récompense au détriment d’une “réussite artistique” comme l’album good kid, m.A.A.d city de Lamar est une victoire “à double tranchant”, une malédiction qui fera de Macklemore le “grand méchant de l’industrie” malgré lui, prédit le journaliste.

“Les Grammy font l’histoire”

D’autant plus, précise Ahmed, que les Grammy Awards n’en sont pas à leur premier “vol” d’artistes noirs. Plus qu’une histoire de buzz ou de ventes d’albums, la victoire de Macklemore à la plus importante messe médiatique de la musique populaire américaine pose un problème crucial.
Celui de la réécriture d’une histoire ne donnant pas aux artistes hip-hop leur juste place :

Les Grammy font l’histoire. Demandez au jeune fan de rap moyen qui sont Evanescence, il vous répondra que tout ce qu’il sait, c’est qu’ils ont battu 50 Cent dans la catégorie “meilleure révélation” en 2004 et que c’était n’importe quoi […]. Et je suis sûr que les vieux de Steely Dan sont géniaux et tout. Mais je suis désolé, je ne leur pardonnerai jamais d’avoir battu The Marshall Mathers LP d’Eminem dans la catégorie “album de l’année” en 2001.

D’où le relatif mépris de nombre d’acteurs de la black music envers la cérémonie, qui s’estiment sous-représentés, de Kanye West à la chanteuse soul India.Arie qui s’est indignée hier dans une lettre ouverte :

Où était représentée la musique noire ? Seulement parmi les performers et les perdants…

Au-delà des considérations artistiques et des préférences personnelles, le choix du jury paraît donc discutable pour certains observateurs, surtout vis-à-vis d’un duo d’artistes dont l’appartenance au genre hip-hop était déjà remise en question.

Peau blanche, musique noire

A la lumière de ces éléments, la réaction de Macklemore envers Kendrick Lamar s’explique facilement. Le rappeur de Seattle lui-même ne nie pas une possible influence du “white privilege” sur son succès récent. Il confiait à The Source, en janvier 2013, qu’il sentait venir la polémique des Grammys :

On est face à Kendrick qui a fait un album phénoménal. Si on gagne le Grammy du “meilleur album rap”, le hip-hop va s’agiter. Je pense que ce Grammy revient à Kendrick. Il fait partie de la famille. TDE aussi, et je comprendrais pourquoi le hip-hop aurait le sentiment que Kendrick a été lésé s’il ne gagnait pas.

Hip Hop DX rappelle également qu’au mois d’août de la même année, Macklemore revenait sur le sujet, dans une interview accordée à MySpace, et reconnaissait avoir profité malgré lui du phénomène :

Les gens qui viennent à mes concerts […] se disent : “je ressemble à ce mec. J’ai une connexion immédiate avec lui.” Je bénéficie de ce privilège et je pense que la pop culture mainstream m’a accepté à un niveau où elle aurait pu être plus réticente pour une personne de couleur.

A noter que l’engagement de Macklemore contre le “white privilege” ne date pas d’hier. En 2005 déjà, bien avant le succès et les accolades, il rappait sur un morceau éponyme :

Où est ma place dans une musique qui a été saisie par ma race
Une culture réappropriée par le visage blanc
On ne veut pas admettre que ça existe
Effrayés de reconnaître les bénéfices de notre “white privilege”
Parce que c’est la nature humaine de vouloir prendre part à quelque chose de différent

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Une prise de position courageuse à propos de cette question, dans un business où le silence est généralement de mise.

“Doubles standards”

De là à dire que The Heist, écoulé à plus de 1 200 000 copies outre-Atlantique, ne doit sa distinction aux Grammys qu’à la blancheur de ses auteurs, il y a un pas à ne pas franchir. Mais la problématique entache forcément la victoire de Macklemore et Ryan Lewis, et continue d’alimenter le débat autour du “white privilege”.
Surtout après une année 2013 trustée par Miley Cyrus, Robin Thicke et Justin Timberlake, selon deux contributeurs du blog Hip Hop And Politics. Ils dénoncent les conséquences négatives du complexe racial sur la pop culture :

Ce n’est pas tant l’appropriation ou même la performance de la black culture qui s’enracine dans l’imagination blanche. C’est plutôt une question de double standards. C’est la célébration d’artistes blancs au sein d’une culture qui dénigre les Afro-Américains qui prennent part à ces productions culturelles. C’est la question d’une culture qui privilégie Miley et Thicke, mais définit les pantalons tombants et le twerk comme des signes de dysfonctionnement et de pathologie.

Et les deux auteurs de saluer l’engagement de Macklemore et de l’encourager à utiliser sa voix pour rendre hommage à ceux qui ont fondé cette culture hip-hop qu’il a embrassée. Au vu de sa réaction envers Kendrick après sa victoire aux Grammys, Macklemore a clairement fait un pas dans la bonne direction.