“J’en ai vu des mecs qui auraient vendu leur mère dix fois pour de l’argent”
“Aujourd’hui […] l’évolution des marchés est disponible sur l’iPhone : le métier a changé”
“Dans le film c’est autre chose, les mecs sont fiers de leurs escroqueries”
K | Tu faisais partie de cette vague de folie que chacun alimentait. Est-ce que tu avais conscience de faire marcher un système corrompu et vicieux ?
Evidemment qu’on savait. On nous le répétait tous les jours : “T’es là pour faire du fric“. J’ai même entendu : “Vous êtes des gagneuses“. Dans le film c’est un petit peu caricaturé, car même si on savait à quel jeu on jouait, on essayait de trouver un faire-valoir – en Europe et en France en tout cas – en se disant qu’on faisait gagner de l’argent à des gens qui prenaient des risques, qu’on faisait tourner l’économie. À Wall Street, ils devaient sûrement être moins soucieux, moins scrupuleux. Dans le film c’est autre chose, les mecs sont fiers de leurs escroqueries.
Aujourd’hui c’est fini tout ça. Pour moi, le bouleversement du monde de la finance date du 11 septembre 2001. C’est le pivot d’un changement mondial de la finance. À partir du 11 septembre on commençait à nous parler de régulation, les gens se sont rendus compte que rien n’était éternel.
Avant le 11 septembre, nous vivions dans un monde où les traders brassaient énormément d’argent, et dès qu’on nous disait de faire attention, ou qu’on nous supprimait certains droits, on trouvait une autre échappatoire pour faire davantage de profits. Grâce aux commissions, l’argent que l’on touchait était proportionnel à celui que l’on rapportait à notre firme, efficace pour motiver les troupes. Et puis, il y avait différentes magouilles.
K | Comme ?
Il y avait des tricheries avant les IPO [“introducing process offer” : c’est le procédé d’introduction d’un nouveau titre sur les marchés. Dans Le Loup de Wall Street, il s’agit des chaussures de Steve Madden, ndlr]. Avant d’introduire la nouvelle valeur sur le marché, on faisait acheter nos clients, et avant de faire acheter nos clients, on en achetait nous-mêmes, chose qui est évidemment interdite aujourd’hui.
Il y a aussi une méthode qui n’est pas montrée dans le film. En France, on se servait beaucoup de la presse et des journalistes pour faire du profit. À une époque où il n’y avait ni Internet ni smartphones ou de moyens d’accéder rapidement aux informations, la presse économique restait la seule façon de s’informer sur les comportements des marchés et de la bourse.
Tous les traders et les clients achetaient ces journaux économiques : Les Echos, feu La Tribune, Le Figaro et La Vie Financière, un hebdomadaire, pour se renseigner, pouvoir spéculer et faire de bons investissements. La presse était un moyen efficace pour orienter les choix des clients.
La technique est simple : il fallait acheter des actions pour son compte et ensuite, quand un journaliste (souvent un copain) appelait les traders pour avoir des informations sur la bourse, le but était de l’orienter sur ce qu’il allait écrire dans son journal afin que cela génère des profits personnels. J’investissais dans un titre peu cher avant que la presse n’en parle et une fois que la presse spécialisée avait fait l’éloge du titre en question, il grimpait en valeur. Je n’avais plus qu’à vendre mes actions une fois que la valeur était montée et là, bingo !
Tout le monde le faisait, et les clients étaient loin de se douter qu’on orientait les discours de la presse. Comme pour les collectionneurs, les chineurs de disques ou les acheteurs d’art, le but est de faire ses paris et d’acheter juste en spéculant correctement. Il y a aussi une part d’instinct dans le métier. Aujourd’hui, si un trader se fait choper à faire ce genre de magouilles, il fera de la prison ferme, à coup sûr.
À voir aussi sur Konbini
“A l’époque, rien n’était pas réglementé et personne ne disait rien vu que tout le monde jouait au même jeu”
“J’en ai vu qui sniffaient de la coke au bureau, des mecs qui arrivaient défoncés en sortant de soirée, et des nanas se faire sauter dans les chiottes de la bourse”
“Voir le soleil c’est bien, tu peux même profiter de sa chaleur et bronzer un petit peu, mais faut pas s’approcher trop près”
K | Est-ce qu’il y a une leçon ou une morale à tirer du film Le Loup de Wall Street ?
Oui, clairement, et pour l’avoir vécu à titre personnel : à trop s’approcher du soleil, on se brûle les ailes, comme Icare. C’est véridique et c’est ce qui est arrivé à Jordan Belfort. C’est ce qui est arrivé à des copains. Ça aurait pu m’arriver, à moi, en tant que jeune trader assoiffé. Sauf que le jour où tu dois 50.000 francs à ta boîte, soit environ dix mois de salaire, tu te dis qu’il y a un problème.
Pour le régler, soit tu le prends à la source et tu rembourses tes dettes, soit tu continues et tu t’enfonces dans d’autres conneries pour gagner encore plus d’argent. Voir le soleil c’est bien, tu peux même profiter de sa chaleur et bronzer un petit peu, mais faut pas s’approcher trop près.
K | Le film finit bien, et la dernière fois qu’on voit Belfort c’est sous son bon profil. On le voit dans le costume de l’orateur de talent, qui tente d’illuminer un troupeau d’apprentis ambitieux. Du coup, en sortant, il est facile de penser “j’aurais bien aimé être trader à cette époque…”. Certaines critiques ont reproché à Scorsese de ne pas avoir montré Belfort sous un plus mauvais jour, et trouvaient que le portrait tiré était trop reluisant comparé à ses méfaits. Qu’en penses tu ?
Je ne suis pas d’accord : Scorsese décrit ce qu’il se passe dans une période donnée qui est aujourd’hui révolue.
K | C’est pourtant un film de 2013, et Straton Oakmond, la firme de Jordan Belfort, s’est construite entièrement sur le principe, plutôt salaud, d’arnaquer les pauvres qui n’y connaissent rien. Il y a eu des victimes de ces escroqueries, et depuis la sortie du film certains témoignages ont fait surface pour rappeler que Jordan Belfort a littéralement brisé des vies. Scorsese ne les montre pas, à aucun moment on ne voit les victimes.
Il y a eu des victimes forcément, le spectateur s’en doute, mais y a aussi des mecs qui ont gagné beaucoup d’argent grâce à sa firme et c’est pas non plus abordé dans le film. En quinze ans de folie, entre 85 et 2001, le CAC 40 [indice des entreprises françaises, ndlr] est passé de 1100 à 7000 points ! Et un CAC 40 élevé est signe d’un bon comportement économique des entreprises de l’Hexagone. Il ne faut pas oublier qu’en dehors des victimes, ça a profité à énormément de gens.
Je pense que Scorsese a voulu montrer l’état d’esprit que ces mecs-là avaient à l’époque. Dans la finance, c’était la furie, c’était la fête, on n’en avait rien à foutre ni des clients, ni des problèmes que ça pouvait causer derrière. Notre boss nous disait de faire du fric et c’était le seul mot d’ordre !
K | Le fait que certains aient gagné beaucoup d’argent grâce à une bourse corrompue efface le fait que d’autres aient tout perdu à cause d’elle ?
En théorie ça ne devrait pas être le cas, mais c’est juste la réalité. Il y a des mecs qui, à l’époque, travaillaient chez Ford pour mille dollars par mois et qui feront le même métier toute leur vie. À côté, il y a d’autres mecs qui prennent des risques en misant leurs mille dollars en bourse dans l’espoir d’en récupérer sept fois plus six mois plus tard ? Bah ouais. Et c’est ce que dit Jordan Belfort dans le film : c’est à vous de décider si vous allez être riche ou pauvre, pas à moi. Tu fais ce que tu veux de ta vie mec.
______________