Trois neurochirurgiens ont montré que pendant 50 ans, 84 % des lobotomies ont été pratiquées sur des femmes. Une enquête relayée par les Terriennes, qui met en évidence l’impact des stéréotypes de genre sur les pratiques médicales.
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Une enquête menée par trois neurochirurgiens français, Aymeric Amelot (Hôpital La Pitié Salpêtrière), Marc Levêque (hôpital privé résidence du parc, Marseille) et Louis-Marie Terrier (Hôpital Bretonneau, Paris) montre la terrible expression du sexisme et des stéréotypes de genre dans des pratiques médicales.
84 % des lobotomies ont été pratiquées sur des femmes
Révélé dans la revue scientifique de référence Nature, leur travail a montré que sur les 1 129 patient·e·s lobotomisé·e·s entre 1935 et 1985 en Belgique, en France et en Suisse, 84 % étaient des femmes.
Comme les Terriennes le rapportent, les trois spécialistes ont compilé près de 80 articles et trois thèses portant sur les lobotomies pratiquées pendant ces cinquante années trouvés dans les archives de la bibliothèque interuniversitaire de santé de Paris. Ils cherchaient à “comprendre comment une méthode aussi décriée et ‘barbare’ avait pu s’étendre au monde entier et avait même été récompensée d’un prix Nobel”, que son inventeur, Egas Moniz, neurologue et homme politique portugais, a reçu en 1949.
Ooreka définit la lobotomie comme une “une intervention chirurgicale consistant à sectionner les fibres reliant différentes parties du cerveau afin de les ‘déconnecter'”. Il s’agit souvent des lobes frontaux, responsables de nombreuses fonctions cognitives et d’une partie du contrôle moteur du corps. La première personne ayant subi une lobotomie était une ancienne prostituée de 63 ans qui souffrait de mélancolie et d’idées paranoïaques. C’était en 1935, et la grande majorité des interventions ont ensuite été pratiquées entre 1946 et 1950.
L’après-guerre et la considération des femmes
Louis-Marie Terrier a expliqué aux Terriennes que leur nombre était en rapport avec la Seconde Guerre mondiale : “Nous sortions de la guerre, il régnait un chaos psychologique énorme et les psychiatres étaient complètement démunis.” Les lobotomies visaient ainsi à soigner “une pathologie psychiatrique” comme la schizophrénie, une grande dépression, des tocs et des troubles obsessionnels compulsifs…
Ces pathologies ne comptent toutefois “aucune prévalence chez les femmes” d’après le neurochirurgien, qui a souligné auprès des Terriennes que c’était “le statut de la femme à l’époque régi par le code civil de 1804” qui était à blâmer. Un statut en lien avec la perception des femmes, vues comme des mineures et des objets d’expérimentation, à la merci de la volonté des hommes.
Le Code Napoléon de 1804 a en effet inscrit que les femmes étaient considérées comme des mineures, soumises jusqu’en 1979 à l’autorité du père et du mari. La Maison des femmes de Paris rappelle ainsi que le Code civil consacre alors “l’incapacité juridique totale de la femme mariée”. Stéréotypes de genre oblige, il était également socialement moins acceptable que les femmes aient un comportement différent de ce qu’on attendait d’elles, inhabituel et non docile.
De l’impact des stéréotypes de genre sur les pratiques médicales
David Niget, maître de conférences en histoire à l’université d’Angers et chercheur au laboratoire CERHIO, a ainsi expliqué aux Terriennes qu’“à travers les statistiques des institutions dites d’observation de l’époque et qui appartiennent au champ de la justice des mineurs, on va s’apercevoir qu’il existe des prises en charge psychiatriques beaucoup plus fréquentes pour les filles que pour les garçons”.
L’étude des trois neurochirurgiens a également montré qu’aucun milieu social et aucune tranche d’âge n’étaient épargnés : les patient·e·s avaient de 2 à 85 ans, et deux cas célèbres montrent que l’intervention était pratiquée jusque dans les plus hautes sphères.
Eva Peron, épouse du dictateur argentin Juan Peron, a été lobotomisée en 1952 pour soulager des douleurs provoquées par un cancer de l’utérus, et Rosemary Kennedy, la sœur de John Fitzgerald Kennedy, a été opérée en 1941 à la demande de son père, Joseph Kennedy.
Le psychiatre Carlos Parada a souligné auprès des Terriennes comment les rapports sociaux de domination pénétraient les pratiques médicales :
“L’erreur, c’est d’imaginer que la psychiatrie peut se pratiquer en dehors de son temps. Pour les femmes comme pour les immigrés ou pour les chômeurs, on n’est pas à l’abri de voir la psychiatrie s’insérer dans ces rapports de domination et ce n’est pas au nom de la science qu’on sera à l’abri.”
C’est aussi ce que montre la raréfaction des lobotomies après la découverte des neuroleptiques en 1951 : si la pratique médicale est différente, ce sont encore les filles qui se voient le plus prescrire ces médicaments psychotropes utilisés pour lutter contre les troubles psychiques. L’historien David Niget rapporte que cette nouvelle proportion déséquilibrée se manifeste “dès la fin des années 1950 et de manière assez massive”.
Et ce rapport de force est toujours vrai : en 2012, l’expertise collective sur les médicaments psychotropes réalisée par l’Inserm a conclu que “quel que soit l’âge, les consommateurs de médicaments psychotropes sont majoritairement des femmes”.