Pour son 25e anniversaire, La Liste de Schindler ressort en salles, dès le 13 mars, dans une version remasterisée et précédée d’un mot de son réalisateur, Steven Spielberg. Konbini a interrogé trois spécialistes sur ce film, plus important que jamais.
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Liam Neeson (© Universal Pictures)
1993. Un séisme émotionnel secoue la planète cinéma lorsque Steven Spielberg porte à l’écran La Liste de Schindler, adaptation du roman éponyme de l’Australien Thomas Keneally par le brillant scénariste Steven Zaillian. Ce long-métrage de 3 heures 15, que le cinéaste américain a tourné sans se verser de salaire, fait office de témoignage vital et majeur. Il relate comment, pendant la Seconde guerre mondiale, l’industriel allemand Oskar Schindler (campé par Liam Neeson, dans son plus grand rôle à ce jour) est parvenu à sauver 1 200 Juifs d’un sort fatal dans le camp de concentration de Płaszów, en Pologne.
Si le film a par exemple déplu à Claude Lanzmann, pour son traitement fictionnel de la Shoah, La Liste de Schindler a toutefois connu, au fil des années, un succès constant et suscité une émotion vive partagée par des générations de cinéphiles. Lauréat de 7 Oscars, dont ceux des Meilleur film et Meilleur réalisateur, il a réuni près de 2,7 millions de spectateurs en France. En 2004, il a été sélectionné par la Bibliothèque du Congrès américain pour être conservé au National Film Registry en raison de son importance historique. À l’occasion de sa ressortie en salles, le 13 mars, trois spécialistes nous rappellent pourquoi son importance est toujours intacte.
Jean-Michel Frodon
Auteur de Le cinéma et la Shoah, un art à l’épreuve de la tragédie du 20ème siècle (Cahiers du cinéma), journaliste et critique de cinéma, professeur associé à Sciences Po Paris, membre du comité pédagogique de SPEAP (Master en Études politiques), professeur honoraire à la University of St Andrews (Écosse).
“La Liste de Schindler, à l’époque de sa réalisation comme aujourd’hui, cristallise l’éternel débat de l’efficacité contre l’exigence. En choisissant une histoire qui permettait un happy end selon la grande règle hollywoodienne dans un contexte, la Shoah, où c’est au mieux une absurdité et au pire une insulte à la mémoire des millions de morts, en procédant à une reconstitution spectaculaire au détriment de la vérité des faits, et en jouant sur des ressorts émotionnels aussi rusés que contestables, Steven Spielberg a réalisé un holocaust-blockbuster.
Celui-ci a joué un rôle significatif dans le rappel pour de très nombreuses personnes dans le monde de l’extermination des Juifs d’Europe au nom d’une idéologie que nous voyons aujourd’hui ressurgir. Il faut être inconséquent pour dire que ça n’a pas d’importance. Il ne faut pourtant jamais cesser d’interroger aussi la manière dont les histoires sont racontées.
Avec une rigueur autrement élevée, le grand film sur la question demeure Shoah de Claude Lanzmann, d’ailleurs vu par des millions de personnes. Il n’a pas, n’aura jamais la séduction spectaculaire du film de Spielberg. Il importe de continuer à se demander ce que ça signifie exactement, la séduction, à propos de 6 millions de cadavres.”
Clélia Cohen
Auteur du livre Steven Spielberg (Cahiers du cinéma), journaliste à Libération et à Vanity Fair.
“Lorsqu’il réalise La Liste de Schindler à 46 ans, Spielberg est encore considéré par beaucoup comme un gamin qui ne grandira jamais, artisan de films de pur divertissement. Dès que l’annonce de la mise en production est faite, la polémique enfle : on craint un ‘parc à thème de l’holocauste’, d’autant que, pendant le tournage âpre de Schindler en Pologne, Spielberg supervise chaque soir les effets spéciaux révolutionnaires des dinosaures numériques de Jurassic Park, tourné juste avant. Les deux films sortiront la même année, voisinage de filmographie qui ne sera pas au goût de tous. La Liste de Schindler divise beaucoup : pluie d’Oscars, mais tollé chez les intellectuels et spécialistes de la Shoah, en particulier Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah.
Ralph Fiennes (© Universal Pictures)
Faire ce film induit pour le réalisateur d’E.T. une implication personnelle déterminante. En filmant un épisode qui se passe à la périphérie de l’indicible, de l’infilmable (le camp de Płaszów n’est pas un camp d’extermination, mais d’abord un camp de travaux forcés, puis un camp de concentration quand s’accélère la Solution finale), il expose pour la première fois de sa filmographie une judéité jusque-là problématique pour lui. Enfant, élevé dans des quartiers WASP, il ignorait tout bonnement son grand-père lorsque celui-ci l’appelait de son prénom religieux, Shmuel, devant ses petits copains goys. Avec La Liste de Schindler, il se reconnecte clairement à une part de lui-même.
La perception que la critique et le public ont aujourd’hui de Spielberg a radicalement changée : de roi de l’entertainment, Spielberg est devenu, avec la maturité et des films plus “sérieux” (Munich, Lincoln, Le Pont des espions, The Post…), un cinéaste internationalement respecté, dépositaire des derniers secrets de la flamboyance classique hollywoodienne. Espérons que cela permette de recevoir ce film pour ce qu’il est : quoiqu’imparfait (la scène de suspense autour des douches reste problématique, mais montre aussi Spielberg, qui croit au cinéma tout puissant, se frotter à l’irreprésentable), La Liste de Schindler est un film fort, puissant. Un film important, dans le climat actuel. ‘Now more than ever’, comme le dit la bande-annonce montée spécialement pour la ressortie du film.”
Hélène Schoumann
Présidente du Festival du Cinéma Israélien de Paris (du 19 au 26 mars au cinéma Majestic Passy)
“Je me souviens de La Liste de Schindler… De ce noir et blanc si chic, un peu trop peut-être, et puis soudain, cette tache rouge oubliée et posée là comme un élément iconoclaste, cette enfant au manteau écarlate disparue aussi, et qui est un peu moi, puisque je porte le nom de la fille de mon grand-père, Hélène, disparue à l’âge de dix ans dans les camps de concentration, sans rien laisser à l’exception de quelques photos en noir et blanc, comme la pellicule du film de Spielberg… 25 ans déjà que La Liste de Schindler a été réalisé.
Il raconte l’histoire de ce Juste, Oskar Schindler, qui aura sauvé 1 200 Juifs. C’est peu sur 6 millions mais c’est beaucoup au regard de la vie humaine, si précieuse à ce moment-là où les Juifs des camps ne sont appelés que des ‘stucks’ (pièces en allemand) et où ils sont traqués partout dans le monde. Claude Lanzmann ne pardonnera pas à Steven Spielberg cette liste-là… Trop, pas assez, des erreurs historiques, qu’importe… Ce film nous a aidées, nous les ombres de nos morts… Et cinématographiquement, il reste un chef-d’œuvre avec un trio d’acteurs inouïs : Liam Neeson, Ben Kingsley et Raph Fiennes. Alors merci Monsieur Spielberg.”