Cela faisait presque trois ans qu’on attendait. En 2017, Lil Uzi Vert est devenu un monstre pop, reprenant tous les préceptes du rap soundcloud pour en faire un tube imparable : “XO TOUR Llife 3”. Pourtant ce morceau n’a rien d’une formule annoncée mais le charisme est plus fort, le monde se l’approprie. Le reste est entré dans la légende avec son album Luv Is Rage 2, à la fois classique et innovant, aux structures standards mais aussi complètement éclatées. Lil Uzi Vert inventait alors le rap des années 2020. Puis plus rien. D’un coup, d’un seul, Uzi tire le rideau.
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Comme Lil Wayne et Chief Keef, sûrement les artistes qui lui ressemblent le plus, Lil Uzi Vert a des problèmes constants de contrat et de label. L’année 2018 va être entièrement consacrée à un cache-cache procédurier avec DJ Drama et Don Cannon, ceux qui l’ont découvert et développé il y a des années à Philadelphie.
Lil Uzi Vert veut de la liberté, il faut être mouvant comme Internet, comme les réseaux, comme l’espace, comme le temps, comme la musique. DJ Drama veut sortir un bon disque. Après d’âpres discussions interposées, Drama finit par lâcher Uzi Vert, il peut sortir son album quand il veut. On est au début de l’année 2019. Et un nom apparaît : Eternal Atake.
Mais teaser avec des visuels rappelant un culte suicidaire n’était peut-être pas la meilleure idée pour revenir sur le devant de la scène. Les survivants de la secte Heavens’s Gate portent plainte et Lil Uzi Vert change un peu sa direction. Au final, quand Eternal Atake sort par surprise le 6 mars 2020, il ne reste plus grand-chose de l’esprit de ces images provocatrices. Il reste l’espace, l’inconnu et la rencontre d’un nouveau type.
Et sur les 16 titres (et deux bonus) que contient l’album, il y a en effet un nouveau type pluriel niveau production. Toujours aussi fouillée et exigeante, la composition d’Eternal Atake est proposée en grande partie par le collectif de Philadelphie Working on Dying qu’on retrouve aussi derrière le développement du jeune Matt Ox. Leur univers atmosphérique, tiré de jeux vidéo de Playstation première génération, est appuyé par des basses hydrauliques compressées et des claviers psychédéliques aux frontières du réel.
C’est le cas par exemple sur l’incroyable “POP” qui semble être coincé entre New York 1997, Cascada et une pub pour un soda énergétique. La suite “You Better Move” semble être enregistrée sur Mars dans Total Recall quand la ville manque d’oxygène. Les arrangements et le design sonore sont tellement poussés qu’on se croirait réellement dans une scène de film. Immersif.
Et l’ajout de chœurs étranges comme sur le “Chrome Heart Tags”, produit d’ailleurs par Chief Keef (encore lui), apporte une communion spirituelle dans la musique de Lil Uzi Vert, très difficile à décrire.
Sur ce tapis d’émotions auditives, Lil Uzi Vert rappe. Il ne chante pas ou peu (“I’m Sorry”, “Celebration Station”), il ne cherche pas la formule pop ultime. Il rappe, au kilomètre, changeant de débit et d’octave toutes les quatre mesures. Si le temps pouvait nous faire peur sur l’envie et la condition du rap de Uzi Vert, Eternal Atake est la meilleure façon de rassurer le monde du rap. Sa versatilité unique relie entièrement deux scènes à la fois proches et éloignées : celle de Philadelphie et celle de Chicago.
À Philly, Lil Uzi Vert a totalement embrassé la culture du freestyle, de la performance comme ses compatriotes Meek Mill, State Property ou même Black Thought de The Roots. De Chicago, Uzi a reçu les expérimentations mélodiques et violentes de Chief Keef (toujours lui) et Lil Durk. En mélangeant ces deux écoles fortes, ces deux dynasties du rap, Lil Uzi Vert crée son propre passage, sombre et vaporeux, à quelques pas d’un autre énergumène du genre : Future.
Les sujets éculés ne sont que des prétextes : le luxe, l’argent ou la réussite sont ici une grille de lecture pour atterrir sur la planète inexplorée de Lil Uzi Vert. Mais son écriture peut aussi toucher directement comme sur “Bigger Than Life” dans un mouvement new age, aussi contemplatif que matérialiste, avec des références aux statues de l’île de Pâques mélangées aux 15 citations à la suite de Balenciaga.
Sur Eternal Atake, Lil Uzi Vert prend le monde à contre-pied. Il ne réalise pas un blockbuster aux milliers de featurings. Il est seul (hormis Syd sur un titre), combattant ses excès, ses addictions, affrontant ses relations, ses contradictions, affirmant sa différence. Sans forcer.
Pour terminer la boucle, il reprend “XO Tour Llife 3” sur “P2”, une suite logique qui laisse l’artiste tout-puissant et omniscient. Comme Dr Manhattan dans les Watchmen, Lil Uzi Vert revient sur Terre quelques instants pour nous montrer ce qu’il a accompli, très actuel mais pourtant hors du temps.