Le 17 octobre 1961, au moins une centaine de manifestants algériens pacifiques ont été tués par la police parisienne. En ce jour de commémoration, Konbini vous raconte pourquoi c’est arrivé, et pourquoi l’histoire l’a trop souvent oublié.
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Ce 17 octobre 1961 marque un triste anniversaire, celui d’un des épisodes les plus honteux de la seconde moitié du XXe siècle en France. Au soir du 17 octobre 1961, une répression sanglante d’une manifestation d’Algériens, sur le pont de Neuilly mais aussi sur le pont Saint-Michel, fait des dizaines de morts ainsi que des centaines de blessés.
Or cet événement est passé aux oubliettes de l’histoire pendant de nombreuses années. On vous explique.
Un contexte explosif
1961, la guerre d’Algérie dure depuis 1954. Les tensions entre policiers français et Algériens à Paris comme dans toute la France sont à leur comble : alors que le Front de libération nationale (FLN) a appelé depuis 1958 à la lutte armée en France métropolitaine, les forces de l’ordre sont de plus en plus régulièrement visées par des attentats meurtriers.
Pour donner le change et empêcher que les agents se sentent lâchés par leur hiérarchie, le préfet de police de Paris, un certain Maurice Papon, laisse entendre qu’il “[couvrirait] les excès qui pouvaient se produire” dans le cadre d’arrestations de “Français musulmans d’Algérie” (FMA) comme on les appelle alors, d’après l’historien Jean-Paul Brunet qui raconte ces faits dans son ouvrage Police contre FLN (éd. Flammarion, 1999). Une phrase interprétée par de nombreux fonctionnaires comme un permis de tabasser.
La police exerce alors des violences sur de nombreux suspects algériens appréhendés pour de simples contrôles d’identité. Les plaintes auprès de l’Inspection générale des services (IGS, la “police des polices”) se montent alors à plus d’une centaine.
Couvre-feu raciste
Devant cette recrudescence de violences de part et d’autre, le ministre de l’Intérieur Roger Frey et le préfet de Paris décident d’un couvre-feu adressé aux Algériens, et eux seuls, “dans le but de mettre un terme sans délai aux agissements criminels des terroristes algériens”. Voilà ce qu’il dit :
“Il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement entre 20 h 30 et 5 h 30 du matin.”
La manifestation pacifique dégénère
À l’appel du FLN, qui compte envoyer une réponse pacifique contre ce couvre-feu raciste, des dizaines de milliers de manifestants se réunissent le 17 octobre. Ils sont vingt, trente, quarante mille… certains parlent même de 50 000 personnes qui auraient défilé ce soir-là. La plupart sont vêtus d’habits du dimanche, rasés de près, afin de montrer qu’ils manifestent pour leur dignité. Il y a des hommes, mais aussi des femmes et des enfants.
Alors que les manifestations sont prévues dans trois endroits distincts de Paris, près de 10 000 personnes en provenance des bidonvilles et des quartiers populaires de la banlieue ouest (Nanterre, Bezons, Courbevoie, Colombes et Puteaux) s’engagent sur le pont de Neuilly afin de gagner la place de l’Étoile et faire jonction avec d’autres colonnes de manifestants. Les policiers les arrêtent et, chauffés à blanc par des rumeurs inquiétantes (manifestants armés de couteaux, morts parmi les rangs de la police ailleurs dans Paris…), cédant à la pression, frappent la foule avec leurs “bidules” (longue matraque de près d’un mètre) et les premiers coups de feu sont tirés. Il n’est pas encore 19 heures.
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Ailleurs dans Paris, d’autres cortèges se forment et des violences éclatent aussi entre manifestants pacifiques et forces de l’ordre. Un cortège formé place de la République entreprend de rejoindre l’Opéra. Or vers 21 heures, près du cinéma Rex, ce défilé est stoppé par deux compagnies de CRS. D’après l’historienne Mathilde Larrère (université Paris-Est), “les incidents de ce secteur sont alors particulièrement violents et sanglants”.
Le troisième lieu d’affrontement entre les forces de l’ordre et les manifestants algériens se trouve entre les boulevards Saint-Germain et Saint-Michel. Les manifestants sont encerclés et tabassés par les policiers, certains tombent dans la Seine du pont Saint-Michel, ou préfèrent y sauter, certains se noient. Tout comme au pont de Neuilly.
Plus d’une dizaine de milliers d’Algériens internés
Plus d’une dizaine de milliers de manifestants sont emmenés par la police dans des centres d’internement, à Coubertin, Beaujon, au palais des Sports et à Vincennes. Ils sont nombreux à subir des sévices de la part de la police, certains plusieurs jours durant, du 17 au 20 octobre, mais ils ne seront jamais racontés dans les journaux : les journalistes subissent une censure qui les interdit de se rendre dans ces lieux de détention.
Ce qu’on nomme aujourd’hui le massacre du 17 octobre 1961 est également “la répression d’État la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine”, d’après deux historiens britanniques, Jim House et Neil MacMaster, auteurs du livre Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire (éd. Taillandier). Or personne n’en a alors conscience en France.
Dans les journaux du lendemain, on reproduit la version de la préfecture de police de Paris, qui évoque deux morts parmi les manifestants et fait part de rassemblement “violents” et d’“attaques de commandos” contre la police. En substance, les journaux écrivent presque que les Algériens n’ont que ce qu’ils méritent.
Il n’y a que L’Humanité et Libération pour dénoncer les violences policières sur les manifestants et s’inquiéter du sort des détenus. Libération (journal homonyme du quotidien qu’on connaît aujourd’hui, d’inspiration anarchiste et fondé en 1927) titre “6 300 Algériens parqués comme des bêtes”. En vérité, la police arrête 11 730 Algériens sur environ 20 000 manifestants.
Un bilan final impossible à établir
Bien loin des deux morts évoqués par la préfecture de Paris au lendemain des événements, les historiens évaluent aujourd’hui le bilan humain du massacre entre 150 et 200 morts chez les manifestants, un chiffre qui fait encore débat aujourd’hui, tant les bilans officiels oscillent entre une trentaine d’Algériens tués et plus de 200. Signe d’autant plus révélateur de la tentative d’étouffement par l’État de ce massacre.
Le lendemain de la manifestation fleurit un graffiti resté célèbre et immortalisé par le photographe Jean Texier : “Ici on noie les Algériens”. Touché.
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“Phénomène d’occultation” dans l’histoire
Aucun responsable n’est jamais désigné par la justice. Une soixantaine d’instructions judiciaires sont menées auprès de policiers ayant participé aux violences de la nuit du 17 octobre, mais toutes aboutissent à des non-lieux. Dans Le Monde, en 2011, l’historien Gilles Manceron explique :
“Une volonté d’oubli judiciaire, qui s’est combinée avec les décrets d’amnistie, qui couvraient les faits de maintien de l’ordre en France, une difficulté à accéder aux archives, l’épuration d’un certain nombre de fonds… tout cela a contribué à ce phénomène d’occultation jusqu’à la fin des années 1970.”
Côté responsabilité politique, il y a pourtant de quoi faire. Mais ni Maurice Papon, préfet de police de Paris, ni Roger Frey, ministre de l’Intérieur, ni Michel Debré, Premier ministre, ni même Charles de Gaulle, président de la République, ne sont jamais inquiétés. La version officielle est que tout s’est passé dans les règles et qu’aucun débordement n’a entaché la répression de cette manifestation – qui d’ailleurs n’était pas autorisée.
Mathilde Larrère rappelle qu’interrogé le 27 octobre par le Conseil de Paris au sujet du massacre, M. Papon répond : “La police parisienne a fait ce qu’elle devait faire.”
D’après Jean-Paul Brunet, le 19 octobre, Roger Frey prend la parole devant l’Assemblée nationale et fait valoir qu’on “aurait pu liquider l’affaire en moins de deux heures de temps. Un régiment de paras aurait en effet flanqué 500 musulmans par terre. C’est pourquoi on n’a pas fait venir les paras pour ne pas avoir 500 musulmans tués”. Malgré les protestations de certains parlementaires qui jugent que la lumière n’a pas été faite sur les violences, notamment Eugène Claudius-Petit (centriste) qui déclare dans l’hémicycle “la bête hideuse du racisme est lâchée”, l’événement sera finalement oublié bien vite.
Redécouverte de l’événement à la fin des années 1980
Comme la professeure d’histoire-géo en lycée et docteure en sciences de l’éducation Laurence De Cock l’explique à la suite de Mathilde Larrère, “la mémoire du 17 octobre est longtemps restée cantonnée à la sphère militante de gauche”, et il faut attendre de longues années pour qu’un travail de mémoire soit fait. Elle ajoute que si la guerre d’Algérie est depuis longtemps présente dans les manuels d’histoire-géographie, “le massacre du 17 octobre y est très peu présent” mais “Nathan se distingue en 1989 : ‘Les forces de l’ordre tuent à Paris plus d’un centaine d’Algériens'”.
Il faut attendre le 17 octobre 2001 pour que la ville de Paris et son maire Bertrand Delanoë apposent une plaque commémorative sur le pont Saint-Michel.
La confusion avec l’affaire de “Charonne”
En fait, la mémoire du 17 octobre 1961 est souvent occultée, voire même confondue avec un autres événement tragique : les violences qui ont eu lieu à l’issue d’une manifestation des organisations de gauche contre la guerre et les violences de l’OAS. Le 8 février 1962, neuf personnes acculées dans le métro Charonne sont mortes des causes de violences policières, étouffées ou tabassées, certaines avec des grilles d’arbre en fer arrachées par les policiers eux-mêmes pour s’en servir de projectiles contre les manifestants.
Fruit de l’émotion suscitée par cette choquante répression, une gigantesque manifestation rend hommage aux victimes dès le lendemain. La préfecture compte 125 à 150 000 manifestants, Le Monde 300 000, le Times 400 000. D’après Laurence De Cock, les manuels d’histoire du lycée des années 1980 citent souvent les événements de “Charonne”, mais pas ceux du 17 octobre 1961. De fait, les dizaines de morts algériens du 17 octobre n’ont pas déclenché l’émotion suscitée par les neuf décès du métro Charonne.
La dichotomie entre les deux événements se remarque particulièrement dans ce mini-documentaire de Robinson Stévenin pour l’Ina :
51 ans après, l’Etat reconnaît officiellement le massacre
“La République reconnaît avec lucidité” la “sanglante répression” de la manifestation d’Algériens à Paris le 17 octobre 1961, c’est en ces termes que le président François Hollande a reconnu le massacre. Un communiqué de l’Elysée publié le 17 octobre 2012 déclare :
“Des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes.”
Il a donc fallu plus d’un demi-siècle pour que la République française retrouve la mémoire. Comme le dit la légende accolée à cette photo d’un Algérien embarqué ce 17 octobre 1961 :
“Il est possible que l’on apprenne davantage sur une société en considérant ce qu’elle ne commémore pas que ce qu’elle commémore.”