La mannequin britannique Edie Campbell fait un état des lieux des problèmes que rencontre l’industrie de la mode dans une lettre ouverte publiée sur le magazine WWD.
À voir aussi sur Konbini
Si pour Carla Bruni il n’y a aucun problème de harcèlement sexuel dans l’industrie de la mode, il semblerait que la mannequin britannique Edie Campbell ne partage pas son avis. Effectivement, du haut de ses 27 ans, l’une des mannequins phares du moment a décidé de sortir du silence. Pour cela, Edie Campbell prend la parole auprès du magazine WWD, dans une longue lettre ouverte dans laquelle elle expose tous les détails qui font de l’industrie de la mode, une industrie toxique avec des abus de pouvoir fréquents.
Dans cette lettre, la mannequin souhaite faire une “introspection” de cette industrie de la mode. Elle reproche à tous les acteurs de taire certaines atrocités inacceptables et graves. Selon elle, tout le monde est responsable de la culture du silence, par le biais de la complicité qui l’entoure.
Elle déclare : “[…] nous avons un problème : nous évoluons dans une culture qui accepte les violences, sous toutes leurs formes. Cela peut être l’humiliation rituelle des mannequins, le fait de rabaisser les assistants, les jeux de pouvoir comme les accès de rage. Nous en sommes arrivés à nous dire que cela fait partie du boulot.“
“Nous savons tous que le problème s’étend bien au-delà d’un seul homme”
Il a fallu que l’affaire Weinstein éclate au grand jour pour que Terry Richardson soit enfin banni du groupe Condé Nast, pourtant, toute l’industrie de la mode savait pertinemment qu’il était accusé de nombreuses agressions sexuelles, et ce, depuis déjà plusieurs années. Mais pour le modèle, ce “blacklistage” est loin d’être suffisant, car “nous savons tous que le problème s’étend bien au-delà d’un seul homme”, dit-elle.
Un peu plus loin dans sa lettre, elle pointe également du doigt le silence des médias quant aux violences subies par la gent masculine, qui sont d’après elle, très nombreuses dans la mode. De là, vient aussi la question de l’homophobie dans cette industrie, “du génie artistique” qui excuse beaucoup de choses, ainsi que de la frontière entre la vie personnelle et professionnelle qui reste beaucoup trop floue, et qui nourrit tous ces abus de pouvoirs.
Edie Campbell conclut en déclarant que : “il est temps pour nous tous d’analyser les comportements que nous avons normalisés. La mode est un monde fermé, qui se protège férocement. Mais il est temps de réévaluer, et il est temps de nous autoréguler.”
On vous invite vivement à lire cette lettre extrêmement inspirante, et très honnête du mannequin britannique. Vous la trouverez ci-dessous :
“Pourquoi je me sens obligée d’écrire cette lettre ? Parce que nous avons atteint un point de non-retour. Ce moment pourrait être celui à partir duquel tous les membres de l’industrie de la mode font le point sur la situation dans laquelle nous sommes, sur la culture dans laquelle nous évoluons et que nous perpétuons. Ce moment pourrait être celui d’être honnête sur le comportement que nous condamnons, de faire une pause, un moment d’introspection.
Ou alors, à l’inverse, nous pourrions juste répéter ce qui s’est produit en 2010, quand des allégations sérieuses ont été faites à l’encontre d’un photographe. Tout le monde a détourné le regard, a grimacé, a tourné le dos nerveusement, et a fait le choix d’ignorer. Parce que nous savons tous que cela se répand vite, très vite. Mais les autres femmes et hommes, les photographes et les stylistes, les directeurs artistiques et de castings, les top models et leurs agents, ils sont trop puissants. Et nous avons un shooting pour une grosse campagne avec eux la semaine prochaine. Et nous savons que quand les dominos commencent à tomber, nous tomberons tous avec eux. Une fois que l’on commence à pointer du doigt, où est la limite ? Et pour le dire simplement : notre morale n’est pas toujours en accord avec l’argent.
Depuis que Cameron Russell a recueilli les témoignages de nombreuses personnes de l’industrie de la mode pour partager leurs histoires de violences sexuelles, des histoires envoyées anonymement par des mannequins, on ne parle que de Terry Richardson. Il est frustrant de constater que la couverture médiatique ne s’est limitée qu’à lui. De grands journaux écrivent des papiers putaclic pour éviter de s’attaquer à la vérité qui est plus nuancée et plus complexe : ces mannequins qui ont raconté leur histoire à Cameron Russell ne parlaient pas toutes du même photographe.
Et au-delà de cela : certains étaient des hommes mannequins. Les médias mainstream n’ont que très peu évoqué le fait que des hommes ont été victimes d’agressions sexuelles, alors que beaucoup de ces top models ont eu le courage de dire la vérité sur le compte Instagram de Cameron Russell.
Les violences subies par des jeunes hommes sont plus complexes. Je ne peux qu’imaginer la grande difficulté pour les victimes de parler. La parole est inexistante, et le débat est largement centré sur le soutien à apporter aux jeunes femmes concernées. La honte ressentie est sans doute plus grande encore, du fait de la stigmatisation. Le viol peut être perçu comme quelque chose qui émascule la victime, et vient alors la délicate question de l’homophobie.
Tout le débat sur les violences sexuelles s’est entièrement concentré (et sans doute pour une bonne raison) sur les victimes de sexe féminin. Les statistiques confirment les faits. Mais quand on regarde l’industrie de la mode de plus près, je pense que les chiffres s’équilibrent un peu plus qu’ailleurs entre les hommes et les femmes qui en sont victimes. Dans la mode, le sujet n’est donc pas tant la masculinité toxique que les abus de pouvoir.
Cela vaut la peine de prendre un instant pour préciser que je n’ai pas moi-même été victime de violences sexuelles dans la mode. Je voudrais aussi ajouter qu’en 12 ans de mannequinat, j’ai eu le privilège incroyable de travailler avec des gens extraordinaires. Ils sont drôles, talentueux, excitants et cultivés. Je suis reconnaissante, je me sens chanceuse.
Mais nous avons un problème : nous évoluons dans une culture qui accepte les violences, sous toutes leurs formes. Cela peut être l’humiliation rituelle des mannequins, le fait de rabaisser les assistants, les jeux de pouvoir comme les accès de rage. Nous en sommes arrivés à nous dire que cela fait partie du boulot. Même si nous n’avons peut-être pas tous, en tant qu’individus, participé activement à cette culture, chaque fois que l’on détourne le regard, notre silence la perpétue. Notre passivité nous rend complice.
Alors quelle est l’origine du problème ? Et comment s’y attaquer ?
D’une part, il n’y a pas de frontière entre le personnel et le professionnel. Pour moi, le travail ne ressemble pas à du travail : je me déshabille devant des gens avec qui je travaille, je voyage avec eux, je bois avec eux, ils me demandent qui je baise, on se raconte nos histoires, on ricane, on échange des potins, et on devient un ‘membre du gang’. C’est comme un voyage scolaire, mais pour les grands. Quand une industrie est informelle à ce point, cela devient difficile de définir les limites de ce qui est approprié ou non au travail. Les blagues, les plaisanteries sexuellement explicites, les commentaires suggestifs, tout cela est justifié par le fait que l’industrie de la mode est ‘drôle’ et ‘créative’. Vous saisissez mon ironie.
D’autre part, la mode encourage les comportements de diva. Le problème avec la façon dont l’industrie célèbre les comportements extrêmes, c’est que cela devient un jeu pour prendre le dessus, et personne ne dit jamais quand cela va trop loin.
Et puis, la mode déteste ce qui est barbant, et les gens qui ne sont ‘pas cool’. Mais je pense qu’il est temps de réévaluer ce qui est cool et ce qui ne l’est pas. Avoir 15 ans (où n’importe quel âge pour ce que ça vaut), et ne pas vouloir être topless, ou bien complètement nu·e devant ses collègues, ce n’est pas être ‘prude’. Ne pas vouloir embrasser quelqu’un pour une photo ce n’est pas ‘faire le ou la difficile’.
Enfin, dans l’industrie de la mode, tout tourne autour du génie artistique. De ce fait, être un artiste de génie vous autorise à vous comporter comme bon vous semble, et vous inspirez une peur totale et de la dévotion à ceux qui vous suivent. Si vous êtes créatif, et si votre travail est bon, on vous pardonnera tout. On vous donne carte blanche pour exprimer votre créativité, quels que soient les moyens d’expression que vous choisirez. Et si votre créativité ne ressort qu’après minuit, et qu’elle ne répond qu’à des corps de jeunes hommes et femmes à demi-nues, alors qu’il en soit ainsi. Vous voyez où je veux en venir ? Il faut poser des limites au processus créatif, quand il se fait au prix de la dignité humaine. La mode est géniale quand elle célèbre les gens qui sont impliqués dans le processus créatif, pas quand elle les détruit. Le travail ne devrait jamais devenir plus important que les êtres humains qui s’impliquent dedans.
Quand nous allons à un shooting en tant que top models, nous acceptons un contrat tacite. Pour la journée, nous abandonnons nos corps et nos visages au photographe, styliste, coiffeur, et maquilleur. On renonce à une forme de propriété de nous-mêmes. Pour mettre des mots sur l’évidence : on vend notre désirabilité. Cela fait partie du job, d’être aussi désirable que possible. Cela ne veut pas dire ‘qu’on l’a bien cherché’. Notre succès et notre sécurité financière dépendent de ceux qui sont plus puissants que nous. Le déséquilibre de pouvoir est énorme, et le devoir de se conformer à ce modèle est encore plus grand de ce fait.
Alors où va-t-on à partir de là ? Dans l’introspection et le questionnement sur nous-mêmes peut-être. Avant d’entamer une série de discussions sur les types de pratiques qui sont acceptables. Dans le cadre d’un débat en cours à Condé Nast, la styliste et éditrice Katie Grand a suggéré que les heures de travail soient limitées à 12 par jour. Les concepts éditoriaux, y compris la nudité, doivent être discutés avant un shooting, pour que les top models ne soient pas pris·es par surprise à leur arrivée en studio et forcé·es à passer la journée nu·es. Pourquoi autorisons-nous le travail des top models de moins de 18 ans ? Comme l’a dit James Scully : ‘Personne à cet âge n’est équipé pour gérer des violences de n’importe quel type. Nous ne pouvons pas continuer à infliger ce genre de dommages psychologiques sur des esprits d’adolescents. Et tout le monde, des agents qui les ont signés, jusqu’à ceux qui les embauchent, doivent faire face à leurs responsabilités à ce sujet.’
On en arrive à la responsabilité, et aux agents qui doivent faire leur travail. C’est le cas de certains, mais pas de tous. Ils sont responsables du bien-être physique et mental des mannequins qu’ils représentent. Ne vendez pas vos top models pour protéger votre relation avec un photographe ou un styliste. Quand un mannequin vient à vous, écoutez. Et surtout, il ne devrait y avoir aucune tolérance face aux abus. Les incidents isolés ne sont souvent pas isolés. Remettez en cause votre façon de travailler. Remettez en cause les situations que vous avez normalisées. Pourquoi est-il acceptable que des top models soient envoyé·es seul·es aux domiciles des photographes pour des castings ? Ayez conscience de la situation dans laquelle vous mettez votre mannequin, et ayez conscience des types de pressions et des jeux de pouvoir face auxquels ils ou elles sont vulnérables. Si toutes les agences, toutes les directrices et tous les directeurs de casting et les stylistes avaient la même approche, sans compromis face à ceux dont on sait qu’ils sont des responsables de violences, nous serions peut-être plus proches de trouver une solution. Et à tous les autres : ne vous taisez pas. Votre passivité vous rend complice. Comme l’a dit un homme anciennement mannequin avec qui j’ai échangé : ‘Le vrai sujet, ce sont ceux qui permettent : les gens qui travaillent avec ceux qui abusent et qui ne font rien. Ils mettent consciemment des jeunes hommes et femmes dans des situations dangereuses.’
Il est temps pour nous tous d’analyser les comportements que nous avons normalisés. La mode est un monde fermé, qui se protège férocement. Mais il est temps de réévaluer, et il est temps de nous autoréguler. J’espère ne pas être inconsciente en écrivant cette lettre. Et j’espère que mon analyse de la situation est correcte, et que j’ai jaugé l’atmosphère au mieux. J’espère que les débats que j’ai eus avec des gens, les sms que j’ai reçus, qui allaient dans le sens de mes propos, étaient sincères. Parce que comme me l’a écrit Scully dans un e-mail, ‘tellement de filles ont ruiné leur carrière en tenant tête à Terry… et comme tu le sais, la société aime toujours faire des procès à ceux qui osent parler’.”À lire – > Affaire Weinstein : la fashion sphère sort du silence