Alors que le rose est la couleur féminine par excellence, de plus en plus d’enseignes de prêt-à-porter masculin proposent du rose, et de plus en plus d’hommes se mettent à en porter.
Il m’est assez facile d’aborder ce sujet : depuis plus de dix ans, mes vêtements sont roses, mes chaussures sont roses, mes cheveux sont roses, mes tatouages sont roses, mon appartement est rose, tout est rose.
Et depuis octobre 2016, je suis chercheur en doctorat d’études de genre et art, et mon sujet de thèse est… le rose. C’est donc avec théorie, mais aussi avec pratique, que je peux porter mon regard sur ces garçons qui osent le rose. Mais avant, un peu d’histoire…
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Une brève histoire du rose
Le phénomène « millennial pink »
Une vague de rose, couleur en général pourtant peu appréciée, déferle depuis peu sur le monde, vous n’avez pas pu y échapper. Naissant en 2012 dans les profondeurs de Tumblr, ce raz-de-marée poursuit sa course avec la sortie du modèle rose gold de l’iPhone en septembre 2015, avant que le rose quartz soit couronné couleur de l’année 2016 par Pantone.
Depuis que Gucci, Balenciaga, Valentino ou Calvin Klein lui ont dédié leurs collections printemps-été 2017, le rose que l’on appelle “millennial pink” est définitivement tendance. Cette couleur qui porte le nom de la génération Y (les millennials) n’est pas n’importe quel rose : plutôt pâle, entre le rose saumon et le rose pétale, le beige rosé ou le rose pamplemousse, il est difficile à définir. Il est finalement plus facile de décrire ce que le rose millénial n’est pas : on peut affirmer que ce n’est ni du rose bonbon, ni du rose fuchsia, et surtout pas un rose princesse ou “girly”.
Le rose millénial signe-t-il la fin du rose féminin ?
Ce rose millénial serait neutre et dépasserait les questions de genre, de féminin et de masculin. C’est sûrement pour cela que lorsque je tente d’interroger Gogo Lupin sur l’association entre le féminin et le rose, le jeune mannequin français, qui assume un style rose pastel, décline l’entretien en m’assurant que l’“on est humain avant tout”.
Même son de cloche chez BabySenpai, journaliste de mode hongkongais pour qui “les couleurs n’ont pas de genre”, et que le rose aurait même plutôt tendance à rendre “plus masculin”. Une réponse qui peut aussi s’expliquer par le fait que les couleurs en Asie n’ont pas les mêmes significations : le rose signifie pour lui “la romance, le calme, la beauté”, et en aucune manière la féminité.
Le rose de l’homophobie
Je suis toujours un peu surpris par les réactions “gender blind”, comme si les discriminations sexistes et homophobes n’existaient pas. Dans son Dictionnaire des mots et expressions de couleur dédié au rose, la linguiste Annie Mollard-Desfour précise bien que le rose est devenu dans les années 1930 “le rose fasciste de l’homophobie et de l’oppression”, et un symbole porté par les déportés homosexuels sous forme de triangle rose durant la Seconde Guerre mondiale.
Le rose est par la suite devenu une couleur de la fierté homosexuelle, que plusieurs associations de lutte contre l’homophobie se sont réappropriée, comme SOS Homophobie, ou de lutte contre le VIH, telle Act Up, le sida ayant longtemps été appelé “peste rose” car attaquant principalement les hommes gays.
Surtout pas pour les garçons !
Eduardo Casanova, jeune étoile montante du cinéma espagnol repéré notamment pour son film Pieles, a confié à Arte qu’il n’avait pas le droit enfant de porter du rose :
Quand j’étais petit, on m’a inculqué que je n’avais pas le droit de m’habiller en rose. […] Pas le droit. Ça m’a toujours énervé. Et maintenant, cette obsession s’exprime.
S’il n’y a soi-disant plus de problème à porter du rose en 2017 lorsqu’on est un garçon, alors pourquoi m’insulte-t-on toujours en me traitant de “pédé” dans la rue ?
Pour David Rafflegeau également, ce n’est pas simple, lui qui adopte un look entièrement rose depuis 2013. Les réactions peuvent être violentes :
Quand je me baladais dans la rue, […] j’ai reçu des pierres, des bouteilles, des insultes : “Pourquoi tu t’habilles en rose ?” “Pédale”, toutes les insultes homophobes possibles.
Me définissant moi-même comme tel, que l’on pense que je suis homosexuel ne me dérange pas plus que ça. Mais pour David, bisexuel, ses vêtements roses lui apportent des déconvenues quand il s’intéresse aux filles :
Je ne me fais draguer par aucune fille. […] À chaque fois que je m’intéresse à une fille, elle me répond : “Je croyais que tu étais gay.”
Une question de teinte
S’étant lui aussi interrogé sur la couleur rose, David m’explique qu’il a constaté comme une hiérarchie entre les teintes de rose, ce qui expliquerait pourquoi le rose millénial serait neutre (ou mixte), tandis que les teintes plus vives seraient associées au féminin :
En ce moment, on remarque une tendance du rose, il y a des mecs qui portent du rose, mais c’est du rose pâle. […] Quand on est à contre-courant, c’est qu’on met du rose fluo, du rose fuchsia.
D’ailleurs, même pour les femmes, le rose ne va pas de soi : elles rejettent cette couleur trop associée au féminin justement, comme pour signifier qu’elles ne sont pas trop “filles”, qu’elles ne sont pas que des femmes. La tendance au rose poudré, qui finalement se rapproche de la tendance nude, permet également à de plus en plus de femmes de pouvoir porter du rose sans que, paradoxalement, ça ne fasse trop féminin.
Fuck gender
S’il en est un qui a bien compris qu’être un homme et porter du rose interroge le genre, c’est le rappeur autrichien Candy Ken. Phénomène sur Instagram, celui qui se fait appeler “daddy” bouscule les représentations du féminin et du masculin : bodybuildé, il a tout du rappeur bling-bling, et pourtant il a les cheveux roses, se vernit les ongles, s’habille en rose et voue un culte à l’icône kawaii Hello Kitty.
Apparemment hétérosexuel, mais sans forcément se positionner clairement, Candy Ken joue avec les stéréotypes et assume son ambiguïté. Le fait que le rose soit très présent dans son univers se rapproche d’une revendication queer. Dans son clip Fuck Gender, il fusionne un univers hétérosexuel avec des éléments issus des cultures gays, comme le travestissement :
Gender roles are over, gender roles are done. Gender roles are over, I decide the fuck i am.
Juste un phénomène de mode
Si avec la mode du rose millénial, de plus en plus d’hommes se mettent à porter du rose, il ne s’agit selon moi que d’un phénomène qui s’estompera et qui ne changera pas, dans le fond, la symbolique du rose. Pour réellement neutraliser le fait que le genre est associé au rose, il faudrait déjà commencer par ne plus le dissocier en plusieurs teintes, dont certaines feraient “trop fille” ou “trop gay”.
Et puis, soyons honnêtes, ils ne sont pas si nombreux ces garçons en rose, et ils appartiennent à des univers particuliers : le cinéma, la mode, la musique… Moi qui évolue pourtant dans un univers artistique réputé “ouvert”, porter du rose n’est pas aussi simple que de mettre un jean et un T-shirt blanc.