Jusqu’au 16 juin, l’artiste marocain Soufiane Ababri expose à Paris ses dessins homoérotiques et politicoérotiques, qui renversent les tabous actuels.
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C’est à paris, au sein de la Galerie Praz Delavallade, que l’artiste marocain Soufiane Ababri expose ses dessins qui révèlent des traits maladroits, des couleurs éclatantes mais surtout, des messages politiques plus puissants les uns que les autres.
Artiste marocain de culture arabo-musulmane, Soufiane Ababri s’est installé en France il y a maintenant quatorze ans. S’il a fait ses études à Lyon, aujourd’hui, son cœur chavire entre Paris et Tanger. C’est donc au sein de la ville Lumière que l’artiste présente “Haunted Lives”, sa première exposition parisienne où il réfléchit sur les stigmates dominants au sein des communautés, qui restent ancrés dans l’histoire.
Un rose tragique qui traduit des souffrances
Pour cela, l’artiste a décidé de recouvrir les murs de ladite galerie d’un rose symbolique. Si la première impression peut être celle de rentrer “dans une chambre de petite fille“, celle-ci est trompeuse. Dans une conception historique, normée et trompeuse, le rose est réservé aux filles et le bleu aux garçons, afin de stimuler la virilité de ces derniers.
“Pour moi c’est une manière d’attaquer la construction de la virilité dans la société et de se l’approprier pour revendiquer un choix personnel de goûts et d’envies”, nous confie l’artiste.
Cependant, bien plus qu’un rose lambda, celui qui recouvre la galerie n’est autre que celui “des triangles cousus sur les tenues des déportés homosexuels sous le régime nazi“, nous explique l’artiste. Le ton est donné.
Sur ces murs rosés, nous retrouvons alors ses dessins colorés et puissants, sous différents formats. La sélection est précise et minutieuse car “ils n’ont jamais été montrés ailleurs“, nous assure Soufiane. Entre les murs, nous découvrons plusieurs miroirs qui remettent en perspective toute la scénographie de l’exposition. Ceux-ci permettent une sorte de confrontation avec eux-mêmes pour les spectateurs, comme s’ils étaient là pour demander de manière frontale : “Et vous ? Par quoi êtes-vous hantés ?” Sur ces miroirs sont inscrits plusieurs mots et si nous les accolons, nous pouvons lire la phrase : “We like pink despite of appearances”, soit “nous aimons le rose malgré les apparences”. Une exposition sous le signe de la couleur certes, mais c’est un rose tragique qui envahit les murs.
Des “Bed Works” politiques qui renversent le statut de dominant et de dominé
Si nous décelons une certaine influence du courant expressionniste dans ses œuvres, Soufiane puise principalement son inspiration dans la littérature et la sociologie. Des écrivains tels que Jean Genet, Reinaldo Arenas, Guillaume Dustan, Didier Eribon ou encore Pierre Bourdieu le transportent – et par son intermédiaire, nous transportent aussi. C’est donc en lisant et en étudiant que Soufiane a fait germer son art. Ce qui rend encore plus atypique le travail de l’artiste, ce sont tous ces “Bed Works”, qui viennent rythmer l’exposition. Ceux-ci sont aisément reconnaissables car ce sont les dessins que nous retrouvons le plus, ceux aux plus petits formats. Lorsque nous demandons à l’artiste comment cette idée lui est venue, il nous explique :
“C’est en étudiant l’histoire de la peinture, et plus précisément la peinture orientaliste, que l’idée m’est venue. Les peintres orientalistes ont le plus souvent représenté les femmes, les arabes et les esclaves dans une position allongée, passive, lascive, offerte et paresseuse. Comme une manière de les dominer et de montrer leur supériorité. Alors j’ai décidé de reprendre cette même position mais non pas en tant que modèle, mais en tant qu’artiste. C’est une façon pour moi de parler de toutes ces stratégies de domination.”
Ces “Bed Works” sont réalisés au crayon de couleurs car Soufiane souhaite s’éloigner de cette idée “cliché” de l’artiste qui passe des heures seul, dans son atelier, tentant de trouver une technique bien précise. Bien au-delà de l’effet esthétique, ces crayons de couleurs traduisent un positionnement politique qui va à l’encontre de cette idée d’autorité et de virilité.
Des dessins qui apportent un regard sociologique sur les injustices sociales
Il porte, par le biais de ses “Bed Works”, un regard sur une société avec des injustices et des violences sociales contre les minorités. Son art engagé tend à dénoncer certains mécanismes de domination, tout en problématisant ce qui l’entoure. Mais l’artiste est catégorique : il ne veut pas que son langage artistique se traduise en militantisme car il ne souhaite pas inclure un quelconque vocabulaire “autoritaire” dans son travail.
Très souvent, Soufiane dessine à partir de photos volées, qui sont majoritairement prises avec son téléphone. Ces dessins dévoilent alors une jeunesse peuplée de personnes très différentes, qu’il s’agisse d’une personne homosexuelle au Maroc, ou encore un Marocain vivant en France. Des dessins emplis de références, de tragédie et d’ironie. On retrouve alors de nombreux personnages gênés mais souvent dénudés, parfois vêtus d’un simple short ou encore des policiers en uniforme.
Tous possèdent des pommettes volontairement et soigneusement rosées et tous ont le sexe moulé par leur bas. On découvre alors des corps virils qui laissent entrevoir des fesses bombées, des bras musclés et des sexes à l’air. De là, émane un érotisme et une sensualité que l’on ne peut pas ignorer. Ça plaît ou ça déplaît, parfois ça gêne mais une chose est sûre : ça touche.
Un homoérotisme prédominant à travers des œuvres politiques
Soufiane Ababri aime jouer avec cette virilité qu’il considère comme “l’une des causes principales de la violence contre les femmes et les homosexuels”. Qui plus est, il souhaite à travers cette virilité illustrée déjouer tous les mécanismes de domination et s’émanciper de cette violence “qui nous laisse inerte“, clame-t-il. Le corps devient alors un outil politique qu’il prend plaisir à érotiser. “Comment érotiser le politique ? Comment politiser l’érotisme ?”, telles sont les questions qui nourrissent son imagination et son art. Effectivement, Soufiane nous explique :
“Ces questions se sont beaucoup posées durant mai 68, sans pour autant avoir pu s’en libérer car aujourd’hui nous assistons à un retour du puritanisme et des valeurs religieuses… C’est une manière de dominer la société que d’interdire les rapports libres et de défendre les concepts de famille, de mariage et d’exclusivité.”
Des œuvres homoérotiques qu’il n’a pas encore eu l’occasion d’exposer au Maroc : “je n’ai encore jamais eu d’invitation“, nous confie-t-il. Optimiste, Soufiane poursuit : “pour moi, le Maroc existe aussi ailleurs, à Paris comme à Amsterdam.” Lorsque l’on demande à l’artiste s’il est optimiste quant à l’avenir et aux libertés de tout un chacun, il acquiesce. “Oui, je garde espoir car j’appartiens à plusieurs sociétés et dans certaines, la lutte a commencé, et dans d’autres, tout est encore à faire...”, explique-t-il.
Quant à ses projets, Soufiane prépare deux expositions personnelles, l’une à Londres et l’autre à Istanbul. Enfin, plusieurs expos collectives prévues en 2019 sont également en préparation.
En attendant, vous avez jusqu’au 16 juin pour découvrir “Haunted Lives”, au sein la Galerie Praz Delavallade, à Paris. Pour plus d’infos, c’est par ici.